Une belle lecture de Achakkar, le nouveau livre sur Tanger de Philippe Guiguet Bologne, par Delphine Mélèse nous a donné envie de rencontrer l’auteur et de vous présenter ce cheminement touristico-poétique qui nous emmène du quartier Marshan au Cap Startel. Un travail d’écrivain-arpenteur qui scrute et raconte chaque détail de son territoire de prédilection avec finesse et subtilité. Une balade qui nous emmène à la fois dans le Tanger historique et contemporain…
– Dans quelle logique s’inscrivent vos promenades tangéroises? Pouvez-vous nous préciser le terme « ses manières »?
PGB: C’est extrêmement simple et pragmatique… J’ai commencé par Socco et c’est en écrivant cette ode à mon quartier et à ses habitants, la Kasbah et la médina, que je me suis dit que je pouvais parcourir à peu près la ville entière ainsi, et à travers la promenade, couvrir aussi l’histoire entière de la cité. En y réfléchissant assez rapidement, cela pouvait se faire avec une deuxième promenade allant du Marshan, qui est un quartier riche en histoire(s), au Cap Spartel et Sidi Kacem, et une troisième promenade allant du cimetière des Moujahiddine et le golf au Cap Malabata. Bien sûr, tout est contestable et tout est améliorable, mais cela m’a semblé cohérent… On me demandait depuis très longtemps de rafraîchir et rééditer mon guide de Tanger, publié en 1996. Je ne voulais pas refaire la même chose. Il me fallait un projet où je m’amuse littérairement parlant et qui me donne l’opportunité de partager tout ce que je connais de la ville. Cette formule que j’ai trouvée était idéale.
Je connais assez bien la ville pour dresser un plan général qui me donne la direction à suivre, mais ensuite je n’hésite pas à retourner maintes et maintes fois sur les lieux pour vérifier, y ressentir d’autres choses, me remémorer des anecdotes. Un véritable travail d’arpenteur, que je peaufine avec quelques lectures d’ouvrages de référence et des entretiens, notamment avec mon ami Rachid Taferssiti, qui reste la personne qui connaît le mieux Tanger.
– Comment avez-vous choisi les personnes et les lieux que vous évoquez dans Achakkar ou Socco?
PGB: Ce sont les lieux les plus significatifs, ou ceux dans lesquels j’ai eu une histoire qui me semble partageable et pouvoir intéresser une tierce personne. Certains lieux sont bien sûr notoirement connus, mais d’autres dont la poésie cachée me paraît touchante, méritent aussi d’être partagée. Pour les personnes, ce sont soit des personnages historiques, bien entendu, des Sultans aux diplomates de Tanger international, en passant par des écrivains et artistes inévitables, de Bowles à Farida Benlyazid ou Zoubeir Ben Bouchta.
Pour mes contemporains, c’est réellement et simplement ceux que je connais, qui ont défrayé la chronique mondaine ou pour une autre raison, et qui représentent un certain esprit de Tanger. Une maison où j’ai été longuement reçu, une autre que je n’ai fait que visiter par hasard, mais qui m’a frappée. Il n’y a en tout cela rien de scientifique, ce n’est pas un travail d’historien, comme vous l’aurez remarqué, mais un véritable cheminement littéraire. La notion de cheminement est très importante pour moi, c’est à travers cela, je crois, que l’on peut se constituer : je suis le chemin que l’on m’a tracé, duquel j’ai dévié, que j’ai rejoint et les friches à travers lesquelles je trace ma propre voie. Un détail dans ces promenades, qui en a agacé plus d’un et je les comprends, mais j’ai aussi mes raisons : parfois on s’y perd, on ne retrouve plus son chemin. Et je crois que cela est très bon : pour mon lecteur qui peut dès lors aller sur sa propre voie, découvrir la ville, faire sa propre promenade à lui ; et pour moi c’est une nécessité que cela ne soit pas un guide, je n’ai jamais imaginé ces ouvrages comme un prospectus touristique, mais comme une aventure littéraire dans laquelle j’expérimente mes mots, mes expressions parfois alambiquées, qui pour moi reflètent la complexité des choses et leur subtilité, pour exprimer d’une part ce que je vois, et d’autre part ce que je ressens de ma ville. Donc les choix sont aussi faits dans ce qui va nous perdre, un tout petit peu, mon lecteur et moi-même !
– Après Socco et Achakkar, quelle sera la suite de vos promenades tangéroises?
PGB: Comme je viens de vous le dire, j’aimerais avoir la chance de pouvoir boucler cette aventure avec une troisième promenade vers Malabata, à travers les quartiers du Tanger international, le boulevard, les banlieues, le port, les pentes espagnoles, la plage aujourd’hui… Mais je vais d’abord refaire une seconde édition de Socco, que je vais mettre au diapason de Achakkar. Socco a profondément été exclusivement une expérience littéraire et poétique, que je dois rendre plus physique. Je dois lui conférer un peu de la chair des anecdotes qui truffent Achakkar. Et je veux y développer certains points qui sont importants pour la ville, comme l’importance de la communauté juive dans l’identité de Tanger, au moins jusqu’aux années 70, ou le caractère de Tanger pendant la Seconde guerre mondiale, en y rajoutant aussi quelques portraits comme celui de Abdelaziz Bufraqech ou celui de Philippe Lorin, développer le portrait de Ahmed El Kheligh ou celui de Abdelmohcin Nakari, ajouter des lieux que j’avais omis comme l’école de fanfare. Il y a encore du travail à effectuer, même si je ne veux, ni ne peux être exhaustif.
– Comme Socco, Achakkar est un parcours. A la fin du livre vous donnez des adresses, pourquoi ne pas joindre une carte qui permettrait de mieux situer les lieux? Pour rester dans l’esprit de l’ouvrage ce pourrait être une carte dessinée par Itaf Ben Jelloun?
PGB: Itaf est formidable, son univers est unique d’élégance et d’intelligence. Faire une carte est un sacré travail, très complexe, très difficile, qui nécessite une approche de géographe dont tout le monde n’a pas la culture. Qui plus est, il n’existe pas réellement de très bonne carte de Tanger, ce qui complique notoirement la tâche d’en reproduire ou interpréter l’une d’entre elles ! Cela voudrait aussi dire donner d’autres repères que la littérature, les mots et l’imaginaire. Ce serait faire un guide, justement ce que je ne voulais pas. Bien qu’une carte imaginée par Itaf devrait pouvoir emmener bien loin, là encore, des contingences du réel… Si j’ai donné les adresses, c’est par respect pour le lecteur, parce qu’en revanche, si j’aime à le perdre pour qu’il fasse sa propre expérience, je n’ai pas envie qu’il passe inutilement des heures à rechercher où se trouve une galerie ou un restaurant : au moins en avoir le téléphone pour pouvoir appeler. C’est aussi un cahier publié à part de la promenade, à la fin. Dans ce registre, j’utilise des mots de darija sans glossaire, ce qui peut là encore énerver, mais il me paraît assez clair qu’on peut très bien comprendre de quoi je parle quand j’utilise ces mots.
– Où et comment peut-on se procurer votre nouveau livre, Achakkar ?
PGB: Mon éditeur, Tarik Slaïki, qui est exceptionnel de courtoisie et de gentillesse, a le plus grand mal a assuré la diffusion de ses ouvrages sur un plan national. Donc, nous diffusons les livres faits ensemble, Socco, Achakkar et en poésie Treize, Prémisses, et bientôt Tacle dans les librairies et certains points de vente à Tanger, dont particulièrement les Insolites et la librairie des Colonnes, qui sont de formidables vecteurs de diffusion. Je crois que les ventes y sont assez bonnes (peut-être même que Achakkar et Socco ont pu être parmi les meilleures ventes de l’année). Les Insolites peuvent aussi envoyer les livres partout où ils sont commandés. Mais pour assurer une meilleure accessibilité à toutes ces publications, pour la France, le reste du Maroc et éventuellement ailleurs dans le monde, pour assurer à ce travail une plus grande audience, nous allons très rapidement assurer un service d’ouvrage à la commande ou en version digitale via Amazon. Socco, en livre, sera normalement disponible à la fin du mois dans ces deux versions. Achakkar, assez rapidement je l’espère. Je le signalerai sur mon site www.philippe-guiguet-bologne.com et via ma page facebook. Mais j’invite néanmoins tout le monde à acquérir avant tout les éditions originales dans les librairies de Tanger.
– Comment assurez-vous la communication et la diffusion de votre bouquin?
PGB: D’une façon très artisanale. Comme je l’ai dit pour répondre à la précédente question, c’est vraiment du travail entre amis et de la bonne volonté avec de rares coups de pouces de la presse internet comme le site www.tanger-experience.com ou le blog du fameux Péroncel-Hugoz.
– Peut-on déjà annoncer les prochains livres que vous préparez ?
PGB: A la fin de cette année, devrait paraître chez Slaïki la suite de Prémisses, un long poème un peu dur, amer, peu mélodieux comme l’est notre époque, qui s’intitulera Tacles et traitera cette fois de l’abandon et de la pierre de Jérusalem, de la rédemption et des ombres de Tanger… Tout un programme, âpre et mélancolique, où je circule dans les méandres de l’âme humaine comme dans un labyrinthe. Beaucoup plus facile d’accès, je sors chez Scribest, un éditeur français dont l’engagement est exemplaire, Jerusalem Hotel, un voyage en poèmes en Palestine et un amour impossible dans un pays impossible, entièrement dans le style de Détroit. Des flashes, des paysages, des émotions et des sentiments écrits et transmis comme des photogrammes d’un film en noir et blanc. C’est un projet qui me tient particulièrement à cœur, écrit il y a trois ans et qui va enfin voir le jour. Ce livre a une place vraiment importante pour moi.
Au printemps, paraîtra un autre travail poétique, tout en fragments celui-là, et qui pour moi est au cœur de tout ce que je fais : c’est la mise à plat de mon univers, je dirais de tout-ce-que-je-sais et de tout-ce-que-je-suis… Une visite au triple galop, avec beaucoup de désinvolture et de légèreté, de l’humour aussi j’espère, mais encore de la gravité, un lyrisme mélancolique, de mon musée personnel, où l’on retrouvera aussi bien Giotto que Matisse, Anuar Khalifi que Hani Zurob ou Mounat Charrat, qui d’ailleurs fera l’accompagnement plastique de cette édition, que Bach, Lou Reed, Marlène Dietrich, des anges par nuages entiers et des embruns à s’en perdre, Tanger et sa baie, toujours, mais aussi Le Caire, Addis Abeba ou les routes de Palestine. Une sacrée ballade cette fois, dans le sacré et le pire du profane, qui va à l’essentiel de mon imaginaire. C’est mon éditeur français Alain Gorius, directeur d’Al Manar, qui me fait l’honneur de publier ce Je n’étais pas là – Cheminement I – Fragments et débris, le premier opus qui, je l’espère, ouvre une série d’autres dérives de ce style. Et après cela… j’ai encore beaucoup de désirs et de projets, mais on en parlera plus tard, j’espère !
Entretien avec Philippe Guiguet Bologne sur Achakkar avec Paul Brichet.