Pour moi Jerusalem Hotel est un formidable souffle de vie. J’ai acheté ce livre à Tanger dans une belle librairie engagée, les insolites, je l’ai commencé à Lyon et terminé à l’Hôtel Gloria de Jérusalem puis je l’ai offert à Huda Al-Himam, une palestinienne de culture qui travaille contre la guerre, lors de notre rencontre dans le mythique American Colony Hotel… A mon retour de Jerusalem, j’ai eu envie de m’entretenir avec Philippe Guiguet Bologne sur cet ouvrage de révolte et de paix. Paul Brichet
En quoi consiste ce Jerusalem Hotel ?
J’ai vécu quatre ans à Ramallah. J’ai pu durant cette période parcourir toute la Palestine, du nord au sud et d’est en ouest, j’ai côtoyé intimement le peuple palestinien. J’ai vécu avec lui, au plus près. Pour mon travail d’alors, je devais régulièrement me rendre à Jérusalem, au moins une fois par semaine, beaucoup plus rarement dans la capitale israélienne ou à Haïfa, Nazareth. C’est donc un territoire que je connais, que j’aime et qui m’a profondément marqué. Après que j’aie écrit Détroit, ces poèmes de Jerusalem Hotel me sont venus seuls, d’eux mêmes. Le manuscrit s’appelait tout d’abord Mer Morte, l’un de mes lieux favoris de cette Terre aussi sainte que maudite. Le récit débutait sur les bords de cette flaque stérile et de poème en poème revenait à elle, après avoir effectué une boucle à travers toute la région. J’avais besoin de parler de ce que j’avais vécu, un besoin qui n’est pas encore tari d’ailleurs. Mais il s’agissait d’évoquer des impressions, des sentiments, le trouble comme l’émotion que j’ai ressentis tout aussi bien sur les bords du lac de Tibériade dans une tempête, que lorsque j’étais pris au piège dans un check-point sous les bombes sonores de Tsahal, ou dans une fête de fin de festival à Ramallah, où l’on est heureux et on célèbre le fait d’être là dans un véritable esprit de carpe diem. C’était aussi cela qu’il me fallait redonner, ce sentiment de construire chaque jour pour l’éternité comme si c’était le dernier jour, ce paradoxe vécu au quotidien, dans la beauté de caillasse d’un paysage de déserts et de garrigues et dans le regard intransigeant d’un peuple millénaire.
Dans Jerusalem Hotel, je n’ai pas voulu être frontalement militant ou dénonciateur : j’ai tenu à parler de cette vie normale que l’on peut mener dans un pays qui vit une situation totalement anormale et insupportable. La résistance de la vie, qui continue, étrangement, qui va son chemin au milieu des catastrophes, mais qui va… Les restaurants, le marché, le verre de cognac qui remet les idées en place, les cigarettes, les enfants qui jouent, les grands-mères qui surveillent, les hommes qui travaillent, les intellectuels qui militent, l’exigence de tous qui veulent vivre une vie de qualité, une vie d’hommes et de femmes normaux au milieu d’un chaos entretenu quotidiennement.
Habituellement, mon écriture dans la poésie est plus complexe, plus abstraite, plus polysémique, mais là j’ai tenu à garder une simplicité, une clarté, une facilité à en saisir le fond, par respect pour les hommes dont je parlais… Je n’ai pas voulu les aliéner, une fois de plus, mais à mes préoccupations esthétiques cette fois-ci !
Pourquoi ce titre, « Jerusalem Hotel » ?
Parce que le Jerusalem Hotel est un lieu important : on s’y donne rendez-vous, on s’y rencontre, on y parle et on y débat. Le café de l’hôtel est l’un des lieux les plus intellectuels et dynamiques de la Palestine. Des projets s’y créent et la vie y continue. J’aurais pu aussi intituler le recueil American Colony, cet hôtel où j’allais souvent déjeuner et dont j’aimais l’élégance et le côté ouaté des réunions diplomatiques, mais ce nom ne fonctionnait pas en titre, bien évidemment. Et les lieux de Ramallah que j’aimais n’avaient pas des noms aussi parlants ou aussi poétiques. Et puis ça sonne, Jerusalem Hotel, c’est un nom aussi beau qu’évocateur !
Pourquoi ne pas avoir parlé de vos rencontres israéliennes, de lieux plus directement israéliens… ?
Tout d’abord parce que je n’ai vécu et travaillé qu’en Palestine, et donc je ne connais pas aussi bien Israël. Et puis ce n’était pas mon propos: je ne critique pas cette nation, elle n’existe pas dans mon recueil, je ne regarde que les bonheurs et les douleurs de ceux avec qui j’ai vécu, les paysages qui constituent leur quotidien, leur patrimoine, leur raison, et les ambiances dans lesquelles ils vivent…
Quels sont vos sentiments sur la situation au Proche Orient ?
Je ne suis ni politologue, ni devin. Mais je crois que si les choses continuent sur la voie prise actuellement, on ne peut être qu’extrêmement pessimistes. Il ne s’agit pas seulement de compter les adolescents palestiniens qui sont abattus ou emprisonnés sans raison et chaque jour, ou les maisons détruites, ou les terres volées, il faut voir qu’en laissant de tels crimes se perpétrer en toute connaissance de cause, on laisse une certaine vision de l’homme se développer, être entretenue et nourrie : et c’est ainsi qu’on en arrive à des Donald Trump à la tête du pays le plus puissant du monde et supposé endosser le rôle du gendarme de la planète, comme on en arrive à détruire la Terre par la pollution et l’usure immorale et souvent inutile qu’on en fait, comme on voit les richesses de plus en plus mal réparties et une misère injuste se développer, comme on voit le monde animal monstrueusement disparaître ou être maltraité… Toutes ces problématiques sont le résultat d’une même vision du monde, des mêmes choix, du même mouvement. Laisser mourir la Palestine, c’est accepter tout le reste. Et nous sommes, je crois, arrivés à un goulot d’étranglement où les choses anciennes ne passent plus, sont devenues tellement exacerbées et grossières qu’elles bloquent tout possible et toute évolution ; cela va entraîner de lourds changements : lesquels ? Je ne sais pas, j’espère seulement que cela fera le moins de mal possible et qu’on ira vers quelque chose de plus juste. Mais ce n’est pas gagné…
Quel est votre plus beau souvenir de Palestine ?
Chaque minute passée avec ce peuple fier et digne est un des plus beaux moments de ma vie. Mais l’intelligence, la vivacité, l’imagination, le goût de la vie et de la fête, la pugnacité et la perspicacité sont autant de caractères de ce pays et de cette culture qui m’ont empli et me font vivre aujourd’hui encore.
Quels sont vos projets ?
J’ai écrit une série de textes, mélange de poésie et de prose, de notes et de critiques, de petites histoires et de poèmes, de citations et de chansons, mes cheminements intimes, à paraître chez l’ami Alain Gorius, les éditions Al Manar, où je dévoile non pas qui je suis, loin de là, mais un monde baroque et tragique, lumineux et sensuel, comique et mélancolique, que j’aime et qui est l’un des mes univers intérieurs que je partage rarement. Le premier Cheminement, Je n’étais pas là, fera l’objet d’un accompagnement plastique par l’amie Mounat Charrat. Puis je continue de parcourir Tanger, ma ville aimée, pour mieux la connaître et mieux partager cette connaissance et les sentiments que j’éprouve pour elle. Je continue donc de travailler avec mes chers Tarik et Karim Slaïki, qui me soutiennent tant, mes éditeurs tangérois, pour les récits et la poésie. J’ai quelques projets de livres encore qui seront des surprises pour ceux qui me suivent… Mais je ne fais pas des livres pour faire des livres: j’écris dans la logique que m’impose un texte ou un projet et arrivé au bout du texte, au point final qui vient souvent assez vite car je ne suis pas un coureur de fond, je passe à autre chose ; je suis un petit écrivaillon de petits livres, mais tout ça me tient debout et emplit ma vie, c’est le seul sens qui me reste, ma direction à suivre autant que mon horizon… et si cela donne un livre, tant mieux car ce sera partagé, sinon cela va dans des tiroirs en attendant des vents meilleurs.
A propos de Jerusalem Hotel et de Philippe Guiguet Bologne – Note de l’éditeur
Durant son séjour en Palestine, Philippe Guiguet Bologne a sillonné «Une terre et autant de voies à parcourir et à reconnaître…» (p. 17), «Dans l’accablante canicule d’un été d’Orient» (p. 21). De ces flâneries multiples et inlassables, il nous ramène une série de poèmes qui sont une véritable invitation à l’évasion…, restituant l’atmosphère tendue de lieux dont il nous rappelle la situation actuelle lorsqu’il passe par Jérusalem-Est, les check-points ou Hébron : celle d’un pays meurtri et blessé par le fait d’une occupation impitoyable, se déclarant cependant «encore terrassé par tant de vaine beauté» (p.20) ou plus loin «C’est alors que me vint cette tristesse insondable…» (p. 83)
Mais invariablement il revient à ce «formidable souffle de vie» (p. 14) dégagé par les femmes et les hommes de ce pays : […] Au “Jerusalem Hotel” raisonne une clameur riante. Souffle heureux des poètes qui osent refus et insoumission… Les Joubran cisaillent à coups d’un luth vorace
Une atmosphère pimentée de menthe pilée et de citron piquant.
Philippe Guiguet Bologne est né en 1968 en France. Il vit à Tanger depuis 1993 où il a été journaliste, auteur du premier guide patrimonial et culturel de la ville. Il a dirigé pendant deux ans la Librairie des Colonnes, a fondé le magazine D3 et a créé la maison d’hôtes Dar Nour. Il a par ailleurs eu la direction des Centres culturels français de Tripoli en Libye et de Ramallah en Palestine. Il est l’auteur chez Slaïki de deux récits-promenades à Tanger, Socco (2015) et Achakkar (2016), de deux poèmes, Prémisses (2015) et treize (avec Ilias Selfati, 2016), mais aussi de Détroit (Centre international de poésie de Marseille, 2014) et de Stèles océanes (avec Khalil El Ghrib, Al Manar, 2015).
Philippe Guiguet Bologne a dirigé l’Institut Français de Ramallah entre 2007 et 2011, période durant laquelle la coopération entre ce centre et les institutions culturelles palestiniennes a été particulièrement dense et dynamique. Avec l’aide de son équipe, il a notamment créé, à leur demande, des cours de langue française gratuits et pérennes pour les camps de réfugiés de la région et quelques villages isolés par les colonies israéliennes.
Entre autres nombreuses activités culturelles qu’il a initiées et organisées, un café littéraire mené par Hala Kaileh a reçu la plupart des poètes, écrivains et intellectuels de Cisjordanie, ainsi que des personnalités comme Charles Enderlin, Simone Bitton, Alain Badiou, Amira Hass ou, à plusieurs reprises, le regretté Stéphane Hessel. Ce dernier lui confia un jour qu’à la suite de ses séjours en Cisjordanie et à Gaza, surtout, au cours des rencontres qu’il y avait faites, lui était venu le besoin impérieux d’écrire son Indignez-vous !