Les insolites, treize ans d'amour intense du livre et des arts. | LE web magazine de Tanger

Les insolites de Tanger, librairie/galerie ouverte en 2010 par Stéphanie Gaou, qui anime ce lieu avec maestria accompagnée du soutien d’une belle équipe : Hayat, Frank Brondon et Zacharie.

Il y a treize ans, nous avons eu le plaisir d’assister à l’envol de ce lieu magique et de vivre son parcours en participant à un certain nombre de beaux événements. Ce cheminement est remarquable vu les difficultés que représente une telle aventure au regard des moyens réduits dont disposaient Stéphanie. C’est la justesse du projet, son intense investissement personnel, son talent d’autrice, son amour du livre et des arts, son courage et sa détermination qui lui ont permis de passer toutes ces étapes et de surmonter les obstacles.

tanger-experience - le web magazine de Tanger - Les Insolites fêtent leur 13 ans — Frank Brondon, Hayat, Stéphanie et Zacharie (Copyright Anuar Akrouh)

Nous avons rencontré Stéphanie Gaou pour évoquer ces treize années de vie des insolites et faire le point sur cette belle histoire et son devenir.

Stéphanie Gaou, qu’est-ce qui vous a motivé, il y a 13 ans, à créer votre librairie les insolites et pourquoi ce nom ?

– J’ai toujours eu à l’esprit d’ouvrir un lieu où conjuguer mon amour de la littérature (et a fortiori, des livres) et ma sensibilité à l’égard des œuvres d’art. J’ai grandi dans un univers assez bohème, où le papier régnait en maître ; des livres partout, des brouillons, des vieux journaux, des estampes de mon arrière-grand-père qui était peintre… Cette atmosphère a eu raison de mon enfance, j’ai aimé cette accumulation de choses chez ma grand-mère qui m’élevait et ne savait rien jeter.

Après un parcours professionnel qui oscillait entre professeur d’anglais, chef de communication, attachée de presse et chef de produit dans l’édition médicale, je me suis dit qu’un jour, je pourrais me lancer. C’est à Tanger que j’ai ouvert en 2010, la librairie/galerie les insolites, avec le désir explicite de proposer quelque chose qui puisse bousculer le mythe de Tanger, cette nébuleuse floue et vaguement littéraire qui ne m’avait jamais véritablement fascinée. D’où le nom. Sortir du mythe, et surtout, avant tout, ancrer cette ville dans son africanité. Voilà pourquoi pendant des années, j’ai invité des artistes du bassin méditerranéen, des plasticiens du Cameroun, du Maghreb. Pour réinscrire cette ville dans un territoire qui sortait de cet univers de fantasmes, que je trouve assez infécond.

Au bout de ces 13 années intenses, heureuses et parfois difficiles…, referiez-vous la même chose aujourd’hui et de la même façon ?

– Dans cette question, je retiens le mot INTENSE. Et c’est ce mot qui résume ce que je suis. Je fais ce que je suis. Rien d’autre. Et je fais tout avec intensité. Au risque de me brûler parfois un peu les ailes. Je suis très heureuse de ne pas avoir créé un projet qui puisse être modélisé. Et pourtant, les années passant, de plus en plus de personnes veulent voir les insolites faire des bébés ailleurs et s’externaliser. Cela me semble donc extrêmement intéressant. L’argent n’a jamais été le moteur, l’intensité si, et finalement, cette expérience pourrait devenir labellisée. Comment garder l’intensité si je multiplie les expériences ? C’est la question capitale. Je suis incapable d’imaginer la situation autrement. Le destin fut dessiné ainsi, pourquoi vouloir l’imaginer différemment ? Je ne suis pas une femme d’affaires, j’avance de manière très singulière (comme une lionne qui part en chasse) et j’en ai pleinement conscience.

Que retenez-vous de ces 13 années, les belles et moins belles choses ?

Le plus beau souvenir, le pire ?

– Des belles choses, il y en a chaque jour. Je reviens du Festival du Livre Africain de Marrakech (organisé par l’association We Art Africains, avec l’artiste Mahi Binebine) et je garde au corps et à l’âme une énergie incroyable, des échanges de haute volée, la chance de pouvoir côtoyer des auteurs et des penseurs dans des circonstances très privilégiées. Les moins belles choses, c’est la précarité de mon travail, même si j’aime la fragilité dans les actions humaines. Il n’y a pas de pire, ou quand il y en a j’ai la faculté d’effacer rapidement les mauvaises ondes et les mauvais individus.

Quelles sont les rencontres qui vous ont marqué au cours de cette grande décennie ?

– Celles qui ont su raviver cette impression de première fois que je quête constamment dans ma vie. Incontestablement, l’artiste tangérois Youssef El Yedidi qui me touche par la grande poésie totalement hors du temps de son travail. Et aussi, la rencontre avec Camille de Toledo, un auteur qui sait dire comme peu l’imprégnation de l’histoire européenne dans les parcours individuels. Et tant d’autres, les clients de la librairie, les étudiants qui viennent souvent, les personnes en situation de migration qui aiment lire et avec qui je partage des moments d’une grande sensibilité. Et puis, la visite surprise de l’artiste Marc Lavoine fin décembre 2022, et tant, tant d’autres moments (le concert/lecture de l’artiste Jil Caplan, tellement généreuse).

Au juste, qui est la clientèle des insolites et est-ce une clientèle fidèle ?

– Il y a de tout. Des curieux, des touristes, des étudiants, des locaux (fidèles/infidèles), des fidèles (beaucoup) des autres villes du Maroc, qui aiment mon approche assez atypique de la littérature. J’ose me mettre en avant dans mes recommandations. Ma force est de lire. Sans cesse. Enormément. Et d’avoir un certain flair pour dénicher le livre qui plairait à telle personne. Ça aide.

Comment se répartit la clientèle entre Marocains, Français et autres… ?

– Aucune idée. Et pour être très franche, cela ne m’intéresse que modérément. Les lecteurs n’ont pas de carte nationale. Pour moi, nous faisons tous partie de la même patrie : celle des livres. Avec les années, les insolites a acquis une certaine notoriété auprès des amoureux de la littérature, c’est tout ce qui compte.

Qui est la véritable concurrence des insolites aujourd’hui, les autres librairies de Tanger, la Fnac, Amazon, les plateformes…?

– Si j’avais la réponse exacte… Je pense qu’avant tout, la concurrence est celle incarnée par les portables et autres outils numériques. Malgré les multiples articles que je lis sur le sujet qui se veulent vaguement rassurants, je pense toujours que les outils numériques fragilisent l’usage du livre papier et sont une réelle entrave à l’acquisition de livres. Il suffit de rester quelques heures dans un train ou à une terrasse de café, les livres ont quasiment disparu et sont remplacés par des téléphones. Quel dommage.

Pour promouvoir la librairie, vous êtes sur de nombreux fronts : événements et expositions, signatures, animation de rencontres avec d’autres partenaires, podcast, réseaux sociaux…

Quels sont les outils et actions qui ont apporté les meilleurs résultats ? Et peut-on les quantifier ?

– Ce n’est pas pour « promouvoir » la librairie que nous faisons tout cela. Nous essayons tout simplement d’adapter le salon de lecture, le cercle, le cénacle des siècles passés à l’ère numérique, tout en gardant une approche humaine, voire humaniste, de notre travail. Se contenter de poser des livres sur une étagère, tout le monde peut le faire. Or, j’ai aussi un passé professionnel dans la communication et la presse et j’ai toujours su à quel point l’événement permet de motiver un public. Le tout est de continuer à garder du sens et à ne jamais faire n’importe quoi. Je refuse ce rôle de « divertisseur public ». Je cherche le sens avec des artistes et des auteurs qui consacrent leur vie à ce dessein. Sans ces artistes, mes actes n’auraient aucun sens.

Chaque action est la pièce d’un puzzle qui fait l’identité de la librairie/galerie. Les quantifier voudrait dire les avoir conceptualisées. Or, je ne suis pas du tout dans cette dynamique. Je fais ce que j’aime et si mon équipe aime avec moi, nous avançons ensemble et proposons. Le public réagit. Ou pas. Nous on avance.

Comment voyez-vous l’avenir et la prochaine décennie ?

– C’est une question à laquelle j’ai toujours été incapable de répondre. Je ne suis pas Madame Soleil. Je vis très ancrée dans le présent. Je réfléchis longtemps avant de me décider, mais une fois que je me sens prête, je fonce. Cela peut prendre quelques jours, quelques mois, quelques années. Et puis ne jamais oublier le Inch’Allah. On ne maîtrise pas tout. Il faut savoir se laisser porter. Se laisser penser par les événements. Au Maroc, l’instinct est une vertu capitale pour réaliser et créer, et cela est extrêmement excitant. Cela me convient parfaitement. Je ne suis pas une tacticienne, je suis une passionnée. La nuance est immense.