C’est aujourd’hui, 1er mars 2023 que le don effectif du Théâtre Cervantès de l’Espagne au Maroc prend acte… Un grand jour pour le théâtre, l’architecture, la culture et le patrimoine…
Le théâtre Cervantès de Tanger est né de l’idée ingénieuse d’un couple mécène hispano-tangérois, épris d’art et de théâtre. Esperanza Orellana et Manuel Peña ne ménageront aucun effort pour doter Tanger l’emblématique d’un fastueux théâtre qui selon l’arabisant Michaux Bellaire, « constitue l’un des monuments de ce genre les mieux établis du Maroc ».
L’importance et l’envergure du projet vont obliger le couple de promoteurs à déployer des ressources financières considérables à la construction d’un des meilleurs édifices du Tanger moderne (un demi-million de pesetas), non sans soulever un tollé de commentaires. Certains détracteurs taxaient ce projet de dépense inconsidérée, d’autres reprochaient au couple Peña d’avoir enterré son argent dans une opération non rentable (la culture) et d’avoir délaissé un secteur porteur à l’époque, à savoir l’immobilier, autrement dit la spéculation foncière.
Le théâtre Cervantès comme tant d’autres constructions européennes antérieures à la première guerre mondiale fut érigé sur un terrain dépourvu de toute viabilité à la lisière même de la médina, appelé « La huerta de Frasquito le sévillan », et à la place d’un magasin de produits importés, situé en bordure du chemin Orellana et attenant à la propriété Rentistica.
Dans la construction du théâtre furent utilisés les meilleurs matériaux :pierre, brique, ciment et bois. Tous ces matériaux furent importés de la péninsule ibérique y compris la grille moderniste qui entoure le monument.
La pose de la première pierre a eu lieu le 2 avril 1911 et le théâtre fut inauguré en grande pompe 20 mois plus tard, c’est –à-dire le 11 décembre1913.Pour sa réalisation furent recrutés les meilleurs spécialistes et techniciens espagnols de l’époque, certains spécialement arrivés d’Espagne dont l’ingénieur José Gomendio, auteur du pont Reina Victoria de Madrid.
A Diego Jiménez Armstrong, architecte tangérois de naissance formé en France, à qui on doit les premiers immeubles européens construits dans le Tanger intra-muros et extra-muros, furent confiées la conception et la direction des travaux de construction du théâtre.Il a été l’architecte de nombreux édifices importants à Tanger, ainsi que de plusieursimmeubles à Tétouan et Casablanca.
Le talent de constructeur et la prodigieuse fantaisie de Diego Jiménez atteignent le plus haut degré dans cet ouvrage : un corps central couronné par une coupole et deux avant-corps qui s’élèvent légèrement marquant ainsi son volume.Ce qui ressort de la façade principale c’est le principe de la symétrie, son axe reçoit un traitement très particulier : céramique moderniste, avec légende et date d’inauguration entourées des fleurs ondulantes et entrelacées, et masque. Dans l’axe de symétrie du théâtre et sur un fronton circulaire entrecoupé, aux colonnes toscanes, est disposée une mise en scène musicale formée par plusieurs statues en béton.
Sur la partie basse des statuettes représentatives des muses classiques jouant de la lyre, de la trompette et du tambourin, l’usage courageux du béton armé (à cette époque en phase d’expérience), peut – être trop masqué par une débordante décoration : (plâtre, céramique, peinture à la fresque), et l’intégration de la sculpture et de la couleur, suivant des techniques classiques et modernistes, sont les caractéristiques essentielles de ce monument.
La peinture et la sculpture ont été exécutées par deux grands artistes : Federico Ribera, spécialement venu de Paris où il résidait, pour peindre d’une façon magistrale le plafond, et Candido Mata, auteur des sculptures intérieures et extérieures. Le coût de l’œuvre artistique et ornementale avait doublé à lui seul celui de toute la construction.
Les décors (draperies et le manteau réglables) ont été exécutés par le peintre italien et rénovateur de la scénographie espagnole Giorgio Busato (1836-1917), connu pour son travail de scénographe dans les principaux théâtres espagnols deSaragosse, Oviedo, Tolède, Malaga, Séville, même pour l’Opéra du Caire, où Busato avait réalisé les décors de la première d’Aida, à l’occasion de l’inauguration du canal de Suez, en 1871 ; mais ses grands projets étaient pour les saisons les plus glorieuses du théâtre madrilène « el Real ».
La scène en bois a été l’œuvre du grand ébéniste José de la Rosa spécialement arrivé d’Espagne pour s’occuper du lot menuiserie et mobilier. L’éclairage et l’illumination furent installés par le grand spécialiste de l’époque Agustín Delgado, éclairagiste du théâtre royal de Madrid. Le vitrail polychrome, ainsi que les grands miroirs illuminent installés de part et d’autre du théâtre, de style art nouveau, furent fournis par l’entreprise « El paraiso » de Saragosse.
Diego Jiménez Armstrong, maître d’œuvre a conçu un théâtre à l’Italienne, prévu pour 1100 places, réparties en fauteuils, loges et amphithéâtre, prenant la forme d’un demi- cercle. Des colonnes en stuc finement moulées et élevées tout autour du parterre soutiennent un niveau supérieur en arc de fer de cheval, constitué d’un hémicycle et de 22 baignoires- balcons, ainsi qu’un plafond peint et une lucarne au vitrail coloré. L’une des particularités de ce théâtre est la mobilité du parterre qui, à l’occasion du carnaval, se transformait en piste de bal.
Dans son livre « Tanger : un siècle d’histoire », l’historien Isaac J. Assayag écrit qu’aussitôt inauguré, le Grand Théâtre Cervantes a contribué à un changement radical de la scène artistique et culturelle de Tanger, puisqu’il n’était plus nécessaire d’aller à Madrid ou à Paris pour assister à de beaux spectacles.
Les plus célèbres compagnies espagnoles d’opérette, les meilleures représentations théâtrales, les plus belles performances de variétés, les plus importantes productions du cinéma muet constituaient l’activité foisonnante du théâtre Cervantès de Tanger jusqu’ à ce que son propriétaire Peña, victime de problèmes financiers, le légua à l’état Espagnol en 1929.En1974, date de sa fermeture, le consulat d’Espagne à Tanger le loua pour un dirham symbolique à la mairie de Tanger.
Mis à part les représentations théâtrales interprétées par des compagnies espagnoles et françaises, il y eu aussi des pièces de théâtre jouées par des troupes tangéroises telles que : « Arte espagnol », « Joven teatro tangerino », « La peña lirica », « Jamiaayat al Moghreb », « Jamiaayat al Hilal » les deux associations pionnières du théâtre marocain. On peut situer les origines du théâtre maroco-tangérois dans sa conception moderne aux environs des années vingt. C’est en effet, à partir de cette époque que des troupes de théâtre espagnol (Maria Guerrero) français (Cécile Sorel) et égyptien, ont commencé » à effectuer des séjours à Tanger, représentant des pièces puisées dans le répertoire occidental et dans le fonds culturel arabe respectivement. Cela ne manqua pas d’avoir une influence sur la jeunesse fort cultivée tangéroise, qui découvre un art et l’adopte en créant des compagnies de théâtre, dont les deux principales furent : la troupe tangéroise du théâtre arabe et Jamiaayat Al Hilal.
Le théâtre Cervantès occupa une place essentielle dans l’histoire du Tanger moderne. Symbole inégalé des principes architecturaux et décoratifs, il reste l’une des références primordiales du patrimoine architectural hispano-tangérois.