Le 12 décembre, le Théâtre Cervantès de Tanger aura 100 ans. Un anniversaire qui devrait être une grande fête pour cette ville traversée par la culture depuis des siècles. Malheureusement, il n’en sera rien. Construit à partir de 1911 par l’architecte espagnol Diego Giménez et inauguré en 1913 comme l’annonce la superbe céramique jaune et bleue qui orne encore son fronton, le Gran Teatro Cervantes est aujourd’hui à l’abandon et au bord de la ruine. Les fenêtres sont obstruées par de grands panneaux de bois, les murs s’effondrent et les deux anges protecteurs sur la magnifique terrasse qui domine la mer sont livrés à eux-mêmes. Un simple verrou sur la grille d’entrée, forcé à maintes reprises, interdit théoriquement l’accès du bâtiment qui fut le haut lieu de la culture tangéroise et du monde arabe jusqu’à sa fermeture, en 1962.
Au temps de sa splendeur, il pouvait accueillir chaque soir 1 400 spectateurs. Les plus grandes vedettes de la chanson espagnole de l’époque, des ténors comme Antonio Caruso, le baryton Tito Ruffo ou la cantatrice Adelina Patti, des troupes de zarzuela (opéra-comique espagnol) et de théâtre s’y sont produits. En 1929, on y a joué Othello en anglais. Flamenco, guitares andalouses et ballets y furent applaudis. On y a même dansé grâce à un astucieux système de manivelles qui permettait aux chaises du parterre de se retourner sur elles-mêmes, faisant ainsi place à un parquet bien glissant. Le théâtre a également hébergé de nombreux meetings antifranquistes pendant la guerre d’Espagne et, durant la guerre d’Algérie, certaines recettes des représentations étaient versées directement au FLN.
Le temps faisant, l’intérêt pour le Théâtre Cervantès s’est peu à peu effacé. Transformé en salle de catch puis de cinéma, il a été abandonné par l’Etat espagnol, qui en est toujours le propriétaire. En 1928, ses richissimes propriétaires, Manuel Peña et son épouse, Esperanza Orellana, l’avaient, en effet, cédé à l’Espagne pour qu’il continue à assurer la présence culturelle ibérique à Tanger. Mais les imbroglios diplomatico-administratifs entre Madrid et Tanger ont emporté le théâtre, qui est désormais loué à la municipalité pour un dirham symbolique.
BIJOU ARCHITECTURAL
Aujourd’hui, contre quelques pièces de monnaie, il est facile de le visiter. « Brad Pitt est venu la semaine dernière », annonce avec fierté notre guide improvisé dans un sabir arabo-espagnol. Dans un coin, il a entreposé une simple lampe de chantier accrochée à un fil électrique de plusieurs dizaines de mètres de long. Pas de casque, ni de précautions particulières. Il faut juste suivre le halo qui vous entraîne dans les entrailles de ce bijou architectural dont il reste encore de nombreux vestiges malgré les pillages. On ne compte plus les vitraux, les lustres, les robinets ou les tentures qui sont allés orner les magnifiques maisons de Tanger…
Dans le hall, malgré la poussière, on remarque de belles céramiques représentant Don Quichotte et Sancho Pança. Après un long couloir, on pénètre dans le théâtre. A nos pieds, les rangées de sièges en bois bien alignés et recouverts de toiles d’araignée, puis les baignoires, les loges avec des chaises renversées et, un peu plus haut, le poulailler. C’est un émerveillement. On a l’impression d’être dans un sarcophage. En levant la tête, on distingue la coupole du théâtre et ses fresques aux couleurs passées comme celles ornant l’intérieur de la salle. Sur ce qui reste de la scène, on aperçoit des peintures. Là où le parquet a été arraché, des poutres servent de passerelles. Un bout d’affiche est encore accroché sur un mur. Une tenture rouge mangée par les mites descend du plafond.
« Ce théâtre est un symbole de convivialité, de tolérance et de multiculturalité », assure Rachid Taferssiti, écrivain marocain, auteur, en 1998, d’un livre de référence, Tanger, réalité d’un mythe (Ed. Zarouila). « Il appartenait à tous les Tangérois, quelle que fût leur confession ou leur nationalité. Dans un monde envahi par les intégrismes et le ségrégationnisme, il pourrait dépasser les frontières du Maroc et porter son message au-delà. »
EFFORT FINANCIER
Ce renouveau ne sera pas l’œuvre du Maroc ou de l’Espagne. Si au début des années 1990, la restauration du théâtre a été étudiée par les autorités espagnoles, elle a vite été abandonnée devant les sommes à avancer. Selon certaines études, les travaux coûteraient environ 5 millions d’euros. « L’effort financier pour remettre le théâtre en état doit passer par un projet viable de maintenance et, surtout, par un projet culturel. Lorsqu’il y avait des sous, il n’y avait pas d’idées et, quand les idées ont commencé à germer, il n’y avait plus de sous ! », résume Cécilia Fernández Suzor, directrice de l’Institut Cervantès à Tanger. Dernièrement, l’Etat espagnol a juste débloqué un petit budget qui a permis de refaire l’étanchéité de la terrasse et d’étayer le bâtiment pour freiner sa dégradation. De nombreuses associations se sont créées pour tenter de sauver le Gran Teatro Cervantes. Parmi elles, Al Boughaz (Le détroit, créée par Taferssiti), qui milite pour un développement harmonieux, respectueux de l’environnement et du patrimoine, et Sostener lo que se cae (Soutenir ce qui tombe), dont le but est de récupérer le théâtre pour l’utiliser comme centre culturel.
Début mars, le consul général d’Espagne et le maire de Tanger se sont rencontrés pour évoquer le dossier. Aucune annonce n’a été faite. Mais les défenseurs du Cervantès ne désarment pas. A l’exemple des organisateurs du prochain festival littéraire Correspondances de Tanger (du 3 au 6 octobre), qui ont d’ores et déjà annoncé qu’ils feront des lectures publiques devant le bâtiment. « Nous avons sollicité Kenneth Branagh pour qu’il vienne y lire du Shakespeare », précise Simon-Pierre Hamelin, directeur de la Librairie des Colonnes, à Tanger, et promoteur de ce festival. Shakespeare au secours de Cervantès, cela aurait une certaine classe !
Par Daniel Psenny
Le Monde – Style
Crédits photos: Noémie Bablet pour M Le magazine du Monde