Au moment où le festival du film de Tanger bat son plein il est intéressant de porter à la connaissance de ceux qui scrutent le paysage cinématographique arabe la sortie du film de cette Saoudienne de 39 ans, pionnière timide et confiante, qui réalise le premier film de fiction tourné et produit en Arabie Saoudite.
Il n’y a pas de salle de cinéma en Arabie Saoudite, pas de production, et bien sûr pas de cinéaste. Il n’y a pas de femmes dans l’espace public, ou seulement des ombres au soleil, sous tutelle jusqu’à leur mort. Elles ne peuvent pas quitter le pays sans que leur mari, père ou frère ne donnent leur accord. Elles ne se mélangent pas aux hommes dans les restaurants, les entreprises, les centres commerciaux, ou la rue. Elles parlent bas et ne rient pas publiquement, les hommes ne doivent pas les entendre, pas plus qu’ils ne les voient. Ont-elles obtenu le droit de vote ? Ce sera fait en 2015, mais pour le seul scrutin qui existe : des municipales partielles. Quant au permis de conduire, dans un pays sans transport en commun, elles n’y ont pas accès.
Des jeans, une élocution rapide, beaucoup de gaieté, et aucun foulard. C’est une jeune femme, Haifaa al-Mansour, qui vient de réaliser Wadjda, le premier film saoudien de l’Histoire du cinéma. Saoudien, car produit et tourné en Arabie Saoudite, avec des acteurs saoudiens, femmes et hommes. Qui plus est, un film féministe. C’est le portrait d’une fillette de 12 ans, pas dupe des tartuffes, et qui utilise la religion à ses propres fins. Mais aussi le portrait de sa mère et de leur lien. Pour une fois, ces invisibles ont un visage, et c’est dans le quotidien que le film traque leur modernité, leurs tracas, leurs désirs, leurs combines. Wadjda veut un vélo, quête impossible, car dangereux pour la vertu des filles. Aussi dangereux que le cinéma ? Haifaa al-Mansour secoue ses cheveux. En aucun cas, elle ne se présente comme une rebelle. Mais plutôt comme le signe que le pays bouge. «J’aurais bien aimé avoir l’audace de Wadjda. Je suis beaucoup plus timide…», ose prétendre cette pionnière. En Converse et le foulard qui dégringole, son héroïne détonne. «Il y a des milliers de petites Wadjda en Arabie Saoudite prêtes à se battre pour leur rêve», dit la cinéaste, qui se défend d’avoir tourné un film subversif.
Haifaa al-Mansour a grandi dans une toute petite ville, qui n’a même pas de nom sur une carte, à l’est de Riyad, dans une famille «très traditionnelle libérale», ni très riche ni pauvre. Traditionnelle, car elle est «le numéro 8» d’une famille pieuse de douze enfants, avec la même mère et le même père. Et libérale, car ses parents ne font pas de grandes différences dans l’éducation des garçons et des filles. «Douze enfants, cela fait du bruit.» Voilà pourquoi, son père, poète et consultant juridique, s’est mis à acheter des cassettes vidéo. Pour avoir la paix, comme beaucoup de parents. Et voilà comment, à travers la VHS, la petite Haifaa découvre Bruce Lee, Bollywood, et des blockbusters. Un jour, elle voit un cosmonaute. Sa vocation est faite. Elle sautille autour de son père, qui lui dit : «Vas-y.» Haifaa al-Mansour : «Je n’ai jamais connu d’obstacle à l’intérieur de ma famille.» Est-ce parce qu’elle abhorre toute victimisation ? Elle insiste : «Et aucun, parce que je suis une femme. Personne ne pensait qu’il était possible de faire un film, mais je me serais heurtée à la même incrédulité si j’avais été un homme. Aucun producteur ne voulait mettre le moindre riyal. Ils étaient convaincus que j’allais partir avec l’argent, et qu’ils ne verraient jamais la couleur du film. Ils pensaient que j’étais folle !» C’est le prince Al-Walid bin Talal, un membre progressiste de la famille royale, propriétaire des studios Rotana, qui lui fournit le financement saoudien. Haifaa est prudente : «Une partie de la famille royale se rend bien compte qu’on doit en finir avec la ségrégation… Certes, c’est très lent. Mais le roi Abdallah vient de nommer trente femmes au Conseil consultatif.»Elle envoie son scénario partout en Europe. Pas de réponse. Jusqu’à ce que les producteurs de Valse avec Bachir s’y intéressent. «Par définition, on était tous néophytes. J’avais besoin d’une expertise étrangère. Au début, le choc des cultures a été violent. Les Allemands ne comprenaient pas qu’on puisse se détendre et fumer, au lieu de respecter les horaires.» Quant aux Allemands, ils sont obligés de s’adapter à une étrangeté au moins aussi radicale : la cinéaste dirige les scènes d’extérieur de son camion, avec des talkies-walkies. Impossible pour elle de prendre le risque d’interrompre le tournage en étant surprise au côté d’une équipe masculine. «Parfois, je n’en pouvais plus. Je sortais de mon van.» Est-ce facile de recruter une ado, pour jouer une rebelle ? La fillette, Waad Mohammed, a été repérée à un mariage où elle chantait, moins d’une semaine avant le tournage. «Elle a débarqué avec son casque sur les oreilles d’où sortait une scie de Justin Bieber. C’était Wadjda.» Reem Abduhllah, qui joue la mère, est une star des feuilletons télé. Pour elle aussi, c’est son premier film.
Où apprend-on le cinéma quand il n’existe pas ? «Dans une compagnie pétrolière. J’avais été embauchée dans l’une des seules entreprises mixtes pour donner des cours d’anglais, après mes études au Caire. J’ai migré au département vidéo où j’ai réalisé des films sur la sécurité. J’y ai appris à me servir d’une caméra et à monter.» Forte de cette compétence, Haifaa al-Mansour décide de tourner un documentaire, Femmes sans ombre, sur les femmes de sa ville au milieu du désert. «Parfois l’image est noire, car elles refusaient d’être filmées. J’ai rencontré des vieilles femmes très timides, qui n’avaient pas été à l’école. Et d’autres plus jeunes, qui avaient pu faire des études, mais subissaient une ségrégation beaucoup plus forte que leur mère. Ce qui m’a fait très plaisir, c’est que les jeunes filles étaient porteuses d’espoir.» Le film voyage dans dix-sept festivals. Lors d’une projection à l’ambassade américaine, Haifaa al-Mansour rencontre son mari, un diplomate américain. Et c’est en voyant ce film, qui crée la polémique car un religieux y déclare que rien dans l’islam n’oblige les femmes à se voiler en public, que Al-Walid décide de coproduire Wadjda.
Plus tard, à Sydney, où son mari est en poste, Haifaa al-Mansour, bientôt mère de deux enfants, entame des études de cinéma. Elle découvre les premiers films de Kiarostami et de Jafar Panahi, et comment ils déjouèrent, grâce à leurs héros enfantins, la censure.
A Dubaï où Wadjda a reçu le prix du meilleur film arabe et celui de l’interprétation féminine, quelques Saoudiens ont pu le découvrir. «Ce qui a frappé ma sœur, très croyante, c’est que la « vraie » vie était filmée. Les Saoudiens ne voient à la télé que des feuilletons où des femmes très maquillées évoluent dans d’immenses appartements en carton-pâte.» L’aisance de Haifaa al-Mansour contredit nos idées sur ce pays qui envoie ses championnes de natation aux JO toutes bâchées et construit des villes exclusivement réservées aux femmes. Difficile de savoir ce qui est permis et interdit en Arabie Saoudite. Et c’est justement de cette béance que Haifaa al-Mansour tire sa liberté. Elle ne cueillera pas à chaud les réactions des habitants de Riyad. Son film sera vu sous le manteau. Elle ne saura pas si son film est aussi peu «dérangeant», qu’elle le prétend dans les débats qui suivent les projections.
Anne Diatkine de Libération Next
Haifaa al-Mansour en 7 dates
1974 Naissance.
2000-2008 Employée dans une compagnie pétrolière.
2006 Femmes sans ombre, documentaire.
2008 Naissance de son fils.
2010 Naissance de sa fille.
6 février 2013 Sortie de Wadjda.