A la lecture de l’excellent article de Pierre Boisson, journaliste chez Snatch, sur l’artiste tangérois Mohamed Mrabet j’ai d’abord eu l’envie de partager ce texte sur ce personnage hors norme et grand témoin vivant de la saga tangéroise de la Beat Generation. Cela m’a fait pensé également qu’il n’y avait jamais eu de rétrospective de l’oeuvre de Mohamed Mrabet à Tanger, son lieu de vie et de travail…
Je m’en suis ouvert à deux amis tangérois: Olivier Conil, galeriste à Tanger et à Bernard Liagre, antiquaire et également galeriste à Tanger (Artingis au côté de Yann Tribes), qui s’est beaucoup intéressé à Mrabet. Lors de sa venue dans la ville du Détroit, Bernard Liagre a découvert Mrabet et a entamé un travail important de mise en avant de son travail en lui proposant une collaboration, un contrat et en rachetant une partie importante du fonds de l’artiste. Bernard Liagre a organisé plusieurs expositions et manifestations pour faire découvrir l’œuvre de Mrabet que l’on peut apprécier en permanence dans sa Galerie Artingis. Nous nous sommes retrouvés avec Olivier Conil et Bernard Liagre au Petit Socco pour discuter d’une idée de rétrospective. Bernard nous a confié qu’il envisage de faire une grande expo sur Mrabet en liaison avec la Galerie Delacroix appartenant à l’Institut Français de Tanger. Cette manifestation serait prévue pour 2015.
Paul Brichet
Il était une fois un écrivain analphabète : Mohamed Mrabet
Dossier de Pierre Boisson du journal Snatch
Pêcheur, boxeur, chauffeur, garde du corps, fuyard, cuisinier, serveur : le CV de Mohamed Mrabet est celui d’un enfant de Tanger qui, à 78 ans, ne sait toujours ni lire ni écrire. Survivant d’une vie effrénée, Mrabet aura aussi servi des whisky à William Burroughs, pêché avec Tennessee Williams, fumé du kif avec les Rolling Stones et, surtout, donné naissance à certains des plus grands romans marocains. Portrait d’un écrivain analphabète, dernier témoin d’une époque mythique où Tanger était le centre du monde.
Tanger, 1957. Dans la rue Magellan, à quelques mètres du « Bulevard », artère centrale de la ville, le Tanger Inn House Snack Bar ouvre ses portes. Le bar propose la plus riche collection d’alcool de la ville. Du rhum, du gin, de l’eau-de-vie et autres douceurs spiritueuses achetées à la base américaine de Casablanca par les propriétaires du lieu, Ross et Anne. Européens qui amassent les dettes dans tous les débits d’alcool du coin, jeunes gosses qui vendent leur corps pour quelques dirhams, Tangérois et Américains rappliquent dans le tripot, pour quelques minutes ou pour plusieurs heures. Paul Bowles, Tennessee Williams, Gregory Corso ou Truman Capote viennent boire et chanter jusqu’à trois heures du matin. Juste au-dessus, dans une chambre de l’hôtel El Muniria, William Burroughs s’entraîne à tirer au fusil, peut-être pour oublier qu’il a flingué sa femme au Mexique en jouant à Guillaume Tell, et se contorsionne de rire sur son plancher en relisant les pages noircies la veille, preuve que la drogue ne fait pas que du bien. Jack Kerouac, débarqué quelques semaines plus tôt sur un paquebot yougoslave, tape à la machine le manuscrit de son pote et lui trouve un nom : le Festin Nu. Allen Ginsberg, lui, vient de poser pied sur le continent africain et s’allume ses premières pipes de kif. Ces quelques mètres carrés de Tanger sont alors le centre du monde. Gardienne du détroit de Gibraltar et objet de la concupiscence des grandes nations jusqu’à l’indépendance marocaine de 1956, la ville a été pendant trente ans une zone internationale prisée par les banques, les espions et les contrebandiers. Celle que le Maroc de l’intérieur appelle « Tanja la putain » regarde le monde avec la fierté d’une grande dame qui s’apprête à vivre son plus beau bal : la Beat Generation est dans la place. Derrière le bar du Tanger Inn, Mohamed Mrabet, un jeune serveur analphabète, observe avec curiosité les soûlards et les ivrognes, les hommes qui draguent les hommes, les femmes qui caressent les femmes. Dans sa tête, il écrit un roman.
« Je n’existe plus »
Cinquante-cinq ans plus tard, tout le monde est mort. Truman Capote, overdose médicamenteuse. Jack Kerouac, hémorragie digestive. Allen Ginsberg, cancer du foie. William Burroughs, crise cardiaque. Tennessee Williams, étranglé avec un bouchon de médicament dans sa chambre d’hôtel. Gregory Corso, cancer de la prostate. Tous, sauf Mohamed Mrabet. C’est lui qui ouvre la porte d’un immeuble de Souani, quartier populaire de Tanger, en cet après-midi d’octobre 2012, à quelques jours de l’Aïd al-Kabir. Les yeux un peu tristes, le col roulé, Mrabet a l’allure d’un grand-père comme les autres. Au premier étage de la maison familiale, là où le vieil homme vit, mange et peint, un écran plasma extra-large diffuse du catch américain. Avec un sourire malicieux, Mrabet éteint la télévision et invite à se déchausser pour prendre place dans un salon marocain où l’on s’assoit par terre. « Maintenant, c’est la télévision qui raconte des histoires aux gens, introduit-il dans un français appris dans la rue. Moi, je n’existe plus. Personne ne me connaît ici ». Effacé de la carte, Mohamed Mrabet est pourtant un monument. Premier Marocain édité en France, il a publié plus d’une vingtaine de bouquins traduits dans quatorze langues, a fait le tour du monde, peint des milliers de tableaux et réinventé le panorama de la littérature marocaine. Le tout sans savoir ni lire, ni écrire. « C’est difficile de dire que Mrabet est un écrivain parce qu’il a une conception de l’art peu commune, explicite Simon-Pierre Hamelin, directeur de la librairie tangéroise des Colonnes qui a travaillé avec le phénomène. Il dit parfois qu’il est le plus grand écrivain marocain et il dit aussi qu’il n’est ni écrivain ni peintre. » Le pire, c’est que Mohamed Mrabet a raison. Il n’a en effet jamais posé le moindre mot sur les carnets de note couverts de dessins qui traînent dans le salon. Son truc, c’est de raconter des histoires, comme on l’a longtemps fait dans les cafés de tout le pays. « Dans les années 1950, il n’y avait pas de télévision, pas de cassettes, rien, détaille Mrabet. On écoutait la radio, Nasser qui faisait la guerre avec les Français et les Anglais. Et quand on éteignait le poste, des vieux de 70 ans inventaient des « short stories ». D’autres racontaient des romans entiers, chaque matin pendant six ou dix jours. Moi j’étais toujours là-bas. » Oreille attentive, Mrabet devient peu à peu conteur à son tour, livrant aux auditoires du café de Paris, du café Tingis ou de la place du Grand Socco ce qu’il appelle toujours aujourd’hui des stories, avec l’accent français. Son destin tourne un soir de 1962, quand il est embauché comme serveur par Bob Temple, un riche Américain qui organise une fête dans sa demeure de la Vieille Montagne, quartier situé face à l’Espagne, dans le pli entre la Méditerranée et l’Atlantique.
Après avoir servi tajines et whisky, Mohamed s’écarte quelques instants de la fête. Il fait alors la rencontre de Jane, femme de l’écrivain Paul Bowles installé à Tanger depuis les années 1930. « Elle était seule, par terre, dans le jardin, avec une cigarette à la main, un verre dans l’autre, témoigne Mrabet avec un soupçon de nostalgie dans la voix. J’ai demandé à cette femme pourquoi elle était là, seule. Elle m’a dit que les autres ne l’intéressaient pas, qu’ils ne savaient parler que de jolis gosses ou de jolies femmes. Alors je lui ai raconté une story. Elle m’a dit que c’était magnifique ». Jane Bowles, déjà sérieusement alcoolique et malade, parle à son mari de cet étrange bonhomme rencontré à la fête de la Vieille Montagne et insiste pour qu’il écoute l’une de ses histoires.
« Paul Bowles m’a dit qu’il y avait quelque chose dans le frigidaire,
j’ai trouvé deux œufs et du jambon. J’ai dit non merci »
La rencontre a lieu sur la plage de Merkala, quelques jours plus tard, où Bowles vient accompagné de William Burroughs. « J’ai dit à Paul que j’avais beaucoup de stories en moi. Il m’a donné une grosse machine et un microphone, se souvient Mrabet. Je suis allé dans la chambre et j’ai parlé pendant quatre heures. J’étais plein jusqu’au cou. Quand je suis sorti j’ai dit à Paul : « Il y a trente stories là-bas. Mais maintenant j’ai faim et je veux manger. » Il m’a dit qu’il y avait quelque chose dans le frigidaire, j’ai trouvé deux œufs et du jambon. J’ai dit non merci. » C’est pourtant le début d’une nouvelle vie pour les deux hommes. Paul Bowles écoute les bandes et entend un immense talent. Mrabet dicte, lui tape et traduit, transcrit et adapte. Le conteur s’installe pratiquement chez Bowles, avec lequel il noue une relation intime qui durera jusqu’à la mort de l’américain en 1999. « Mrabet était tout le temps là », confie Robert Briatte, biographe de Bowles qui a côtoyé au quotidien les deux hommes entre 1984 et 1986. La plupart du temps, Mrabet est même l’homme à tout faire de la maison. Il cuisine, apporte des plantes, débouche les toilettes. Et raconte des histoires, évidemment « Il avait toujours quelque chose à dire, il n’arrêtait jamais, poursuit Briatte. Paul a tout de suite vu que c’était un réservoir à histoire. Il le considérait comme un authentique artiste et comme un grand écrivain. » Devant son magnétophone, Mrabet ne cesse de créer et dicte des romans entiers. L’Amour Pour Quelques Cheveux est publié en 1967 à Londres par Peter Owen et deux ans plus tard sort Le Citron, succès international. Les histoires inventées dans les cafés de Tanger font alors le tour du monde.
Une vie de carnaval
Des milliers de stories, un cancer et une longue maladie plus tard, la source ne s’est jamais tarie. Il faut dire que la vie de Mohamed Mrabet est à elle seule une immense histoire. Né à Tanger en 1936, l’homme est un rifain, cette zone montagneuse qui détient un quasi monopole sur la production de cannabis depuis la guerre du Liban, où le shit est sablonneux et où le kif se fume dans de longues pipes en bois. De cette région insoumise où Hassan II se fit jeter des tomates au visage en 1958, l’amenant à exclure la région de la vie économique et politique durant son règne, et où les Espagnols se firent massacrer en 1921 par les troupes d’Abd el-Krim, Mohamed Mrabet a hérité un sang bouillant et un dégoût pour toute forme d’autorité. Aussi surprenant cela soit-il, la vie du bonhomme commence ainsi un jour d’école, lorsque son père décide de le sortir de la mosquée pour l’envoyer sur les bancs de l’institution française. Mauvaise idée.
« Quand j’avais 12-13 ans, j’ai fait beaucoup de choses mauvaises.
Un grand criminel. J’ai frappé avec le couteau
et avec beaucoup de choses »
« Quand est venu le cours de français, je ne comprenais rien. J’ai fermé mon cahier et j’ai dormi. L’instituteur m’a frappé fort avec un bâton. Plaaaa. Je suis devenu très nerveux. Je l’ai frappé, bam, et j’ai attrapé une chaise et, bam, il y a eu beaucoup de sang. Et j’ai sauté par la fenêtre du troisième étage ». Ce jour-là Mrabet ratifie son analphabétisme et devient un adulte. « En rentrant, mon père m’a frappé à son tour. J’ai ouvert la porte, j’ai dit « adieu » et je suis sorti. J’avais 11 ans ». Mrabet rentre dans la vie comme dans sa première femme, Aïcha, 27 ans, qui le dépucelle un an plus tard. Pêcheur depuis son enfance – à l’ancienne, à la dynamite – il se nourrit de poisson, « jusqu’à cinq ou six kilos par jour », marche sur les mains pour gagner quelques pesetas, se renverse la tête à coup de kif et de whisky et frappe fort. « Quand j’avais 12-13 ans, j’ai fait beaucoup de choses mauvaises. Un grand criminel. J’ai frappé avec le couteau et avec beaucoup de choses, clame-t-il d’une voix soudainement aiguë, en mimant un coup de surin. Je me défendais moi-même. Il y avait beaucoup d’hommes qui voulaient faire l’amour avec moi. Mais Mrabet n’est pas une femme. » Là-dessus, point de doute. Le garçon a une allure et des abdos à en faire bander les bandits, musculature qu’il utilise pour manger plutôt que pour séduire. « J’ai fait de l’argent en portant des bourricots de cent vingt kilos sur mon dos. Une fois je me suis battu avec un taureau. Ce jour là, j’avais dans ma poche cinq mille pesetas. J’ai tout misé avec un Espagnol. J’ai pris le taureau par les cornes et je l’ai mis à terre. » Mrabet est de la trempe de ces écrivains qui ont eu une vie avant d’avoir une plume. Ses poings l’amènent à traverser le détroit de Gibraltar pour une éphémère carrière de boxeur en Espagne, qu’il arpente de ville en ville, de ring en ring. « J’ai fait vingt-neuf combats pour deux défaites. Je faisais 87 kilos à cette époque. Là-bas, tu peux me voir quand j’étais jeune, commente-t-il en pointant du doigt un mur recouvert de vieilles photos. Regarde celle-là, j’étais magnifique. »
« L’instituteur m’a frappé fort avec un bâton.
Plaaaa. Je suis devenu très nerveux.
Je l’ai frappé, bam, et j’ai attrapé
une chaise et, bam, il y a eu beaucoup de sang »
Cette vie de carnaval nourrit l’œuvre de Mrabet, qui oscille entre le réalisme de la vie dans les rues de Tanger et l’imaginaire marocain des Djinns et des contes homériques. « Dans mes livres, il y a toujours un peu de vrai. Le reste c’est de la fantaisie », dit-il avec un improbable accent américain. « Quand Mrabet raconte la guerre du rif, un épisode que l’histoire n’a jamais vraiment étudié, tout est absolument vrai. C’est hallucinant, complète Simon-Pierre Hamelin. J’ai fait lire à un historien un extrait où Mrabet me relate un lâché de phosphore que son grand-père lui a raconté. Les lieux et les dates étaient exacts. C’est ça qui est génial avec l’oralité. Elle peut être beaucoup plus forte que la chose écrite. Mrabet a la capacité à dire les choses qui viennent de son imagination ou de la réalité de la même façon. Même si tout vient de son histoire à lui. » De son histoire, mais sans doute aussi du kif. Car si le Tangérois a juré sur le Coran de ne plus toucher à une goutte d’alcool dans les années 1960, il a arrêté la fumette il y a seulement quelques mois.
« Il reste enfermé pendant des heures dans sa peinture,
comme les gamins qui sniffent de la colle.
Après ça, il est complètement stone,
il va faire un tour et ne sait même plus ce qu’il a dessiné »
Avant cela, le bonhomme a vécu la tête dans le four. « Il fumait tout le temps, atteste Robert Briatte. Et pas seulement du kif, mais de l’herbe pure. Il partait alors dans son monde. Il suffisait de rester assis à côté de lui pour ressortir complètement drogué ». « Même quand il peint, il se shoote, renchérit Eric Valentin, comédien et transcripteur de Mrabet. Il reste enfermé pendant des heures dans sa peinture, comme les gamins qui sniffent de la colle. Après ça, il est complètement stone, il va faire un tour et ne sait même plus ce qu’il a dessiné. Et quand il revient chez lui il est comme un enfant et trouve ça super beau. » Quelle est alors la part du vrai et du faux dans les histoires que raconte Mrabet ? « Ça, on ne saura jamais, c’est la mémoire de Mrabet, répond Valentin. C’est enfermé et c’est même peut-être oublié ». Et Robert Briatte de compléter : « Paul Bowles a connu Mrabet pendant des dizaines et des dizaines d’années. Mais à la question « qui est-il ? », lui-même répondait « personne ne pourra jamais comprendre ni connaître Mohamed Mrabet » ».
« D’accord, je suis fou »
« Tu sais, je n’ai jamais dit ça à personne. Je te le dis à toi.
Plusieurs fois, j’ai pleuré »
Si Mrabet reste un « insaisissable bonhomme » comme le décrit Robert Briatte, tout le monde s’accorde au moins sur une chose : c’est un emmerdeur. « Si tu ne considères pas le gars comme ton grand-père, tu lui fous une mandale, claque Simon-Pierre Hamelin, avec un sourire. Écrire avec Mrabet ? Ça s’est bien passé mais je ne le referai jamais. » Il faut dire que le Marocain est un homme bouillant, à tendance paranoïaque, qui, même à 76 ans, serre les poings et les mâchoires quand une question ne lui plaît pas. « Le problème c’est que Mrabet est très nerveux, abonde Simon-Pierre. Déjà quand il était en bonne santé il était très sanguin. » Plus vieux et plus fatigué, Mrabet dézingue à tour de bras et reproche au monde entier de l’avoir volé, pillé, escroqué. « C’est pas travailler avec Mrabet qui est fatigant, c’est ce qu’il en attend, c’est ce qu’il croit que ça va devenir, précise Eric Valentin. C’est dommage parce que le temps d’exploration est intéressant mais les conséquences sont imprévisibles. » « Une fois qu’une histoire est dite, pour lui elle est terminée. Quand on a fini le roman Manaraf (non traduit en français – ndlr), la semaine d’après il m’a demandé où était le livre », confirme Simon-Pierre. Au fond, Mrabet souffre surtout de ne pas être reconnu à sa juste valeur. Si cet ovni littéraire n’intellectualise pas son écriture, il n’a en effet pas pour autant écarté tout égo artistique et porte un attachement profond à ces histoires qu’il livre sans jamais pouvoir les lire. « Pour faire une histoire, il faut quelque chose de beau, détaille-t-il la gorge serrée. Moi j’aime raconter des histoires où quand tu commences à lire tu, pffff….. Cela doit faire un peu de feu dans ton cœur. Parfois, en racontant des histoires, j’ai pleuré. Tu sais, je n’ai jamais dit ça à personne. Je te le dis à toi. Plusieurs fois, j’ai pleuré. » Et quand Mrabet s’éclaircit la voix avant de commencer une story, il se passe quelque chose, les poils se hérissent, les oreilles frémissent. « Tu vois que le premier auditeur c’est lui, décrit Éric Valentin. On dirait vraiment qu’il y a deux personnes. Très souvent, surtout quand il était déchiré, il a eu des absences. Il raconte et soudain tu vois qu’il est parti. Il est en train de voir le truc mais il ne le raconte plus. C’est vachement beau. Il rigole et tout. Puis il se reconnecte, il ne sait plus ce qu’il est en train de dire, et tu te dis que t’as manqué un épisode qui devait être pas mal mais tellement fort qu’il n’a pas réussi à le formuler. »
« Il dit parfois qu’il est le plus grand écrivain marocain et il dit aussi qu’il n’est ni écrivain ni peintre »
Le drame de Mrabet, c’est de n’avoir jamais non plus été considéré comme un écrivain à part entière. Les Américains attribuaient le mérite de ses livres à Paul Bowles, le Maroc lui préfère Mohamed Choukri ou pire, Tahar Ben Jelloun. « Ce qui est terrible, c’est qu’il attend une reconnaissance qui viendra difficilement, affirme Simon-Pierre Hamelin. Il est dans un sens beaucoup trop unique pour cela. » De fait, Mrabet ne rentre dans aucune case. Écrivain qui ne sait pas écrire, conteur à une époque où les contes n’existent plus, ses stories sont un genre littéraire à elles seules, à mi-chemin entre la short story américaine et le conte traditionnel méditerranéen. Henry Miller le considérait comme « quelqu’un qui sait ce que veut dire travailler simplement et expressivement. Son écriture est unique. Il a découvert le secret de la communication à tous les niveaux. » Plus encore, celui qui a fait voyager Bowles dans tout le pays à travers ses histoires est peut-être la plus fine incarnation de l’âme marocaine. « Pour quelqu’un qui ne connaît pas le Maroc, il n’y a rien de littérairement plus juste que de lire du Mrabet », approuve Simon-Pierre Hamelin. Mais alors, si Mrabet est tellement bon, pourquoi son nom reste-t-il presque secret ? Peut-être pour cela : en 2009, alors qu’il a déjà été annoncé mort plusieurs fois, Mrabet est invité à l’Alhambra de Grenade. C’est avec les yeux d’un enfant qu’il s’avance devant l’assemblée pour lui offrir une de ses fameuses stories. Mrabet prend une large respiration et se lance. « Il a raconté What Happened in Granada en espagnol, précise Simon-Pierre Hamelin qui l’accompagnait de l’autre côté du détroit. C’était génial, toute la salle était fascinée. Et puis à la fin, ils lui ont posé des questions. « Qu’est-ce que vous pensez de l’Espagne ? » Alors, Mrabet a répondu : « L’Espagne, c’est de la merde. Du temps de Franco, c’était bieeeen mieux. » »
À force de conneries de ce type, Mrabet ne manque pas seulement de reconnaissance, mais aussi d’argent. « Du fric la prochaine fois, hein Bernard », dit-il à Bernard Liagre, son galeriste venu le filmer pour annoncer la rétrospective qui lui est consacrée à Tanger depuis fin novembre. Avec quatre enfants et huit petits-enfants qui préfèrent ponctionner le grand-père artiste plutôt que de travailler, Mrabet doit carburer pour alimenter le portefeuille familial. Et comme les tableaux vendent plus que les bouquins, il peint. Inlassablement. « Un guide à qui je donne quelque chose et qui promène les Européens, vient jusqu’ici. Il apporte les gens qui achètent mes peintures », confesse-t-il devant Bernard Liagre qui croyait pourtant avoir signé avec lui un contrat d’exclusivité. Mais Mrabet n’appartient à personne. « Quand il a besoin de thunes, il se balade avec ses dessins dans la rue. Et des galeristes voudraient lui fixer une côte ? Bon courage ! », ironise Simon-Pierre. Malgré des années de création, Mrabet n’a donc rien mis à gauche. À près de 80 ans, son dénuement attire aujourd’hui les convoitises de « collectionneurs » qui spéculent sur sa mort et rachètent des tableaux pour des bouchées de pain. « Il y avait des gars un peu horribles qui avaient une galerie d’art et qui ont voulu faire un bouquin pour faire monter les prix, pensant que Mrabet allait mourir, cite ainsi Eric Valentin. Sauf que ça fait maintenant dix ans que je le connais et que j’ai toujours l’impression qu’il va mourir demain. Mais non, il est coriace le gars. Et finalement l’un des deux galéristes est mort avant lui. Bien fait pour sa gueule. » Ses plus grands succès littéraires sont quant à eux quasiment introuvables en français. « Gallimard et Christian Bourgeois détiennent les droits et ne veulent pas republier les bouquins, explique à son tour Simon-Pierre. Mais bizarrement, ils ne veulent revendre les droits non plus. Antoine Gallimard est venu ici à Tanger. Il ne savait même pas qui c’était. » En attendant la fin, Mrabet reste dans son monde. Car même s’il a suivi les conseils des médecins et arrêté une bonne fois pour toute le kif, le Tangérois vit toujours dans la brume. « Un jour un poisson est venu de loin, du ciel. Il m’a dit : « si tu me manges, tu gagnes rien. Si tu me vends, tu gagnes rien. Mais si tu m’aides à retourner à l’eau, tu vas gagner quelque chose. » J’ai fait l’impossible pour l’aider et il a commencé à venir me visiter. Il m’a dit beaucoup de choses magnifiques. Quand je dis ça à des gens, ils croient que je suis fou. Même ma femme le croit. Pas de problème. D’accord je suis fou. »
Jean Genet, les Stones et la mafia
Cette folie de Mrabet, Jean Genet se l’est prise en pleine poire. Installé à Tanger dans les années 1960, l’écrivain français, souvent saoul et bruyant, aime parader au café de France et pisser sur la grille du consulat français qui trône de l’autre côté de la rue. « Je ne l’ai jamais aimé, j’ai jamais compris qui était cet homme », s’exaspère encore aujourd’hui Mrabet. Alors un jour où Genet insulte ouvertement la France et le Maroc, Mrabet le prie de « fermer sa gueule ». Avant, dit-il, de « l’étaler comme un bourricot ». L’écrivain-conteur n’a pas beaucoup plus de clémence à l’heure de parler du temps des Beats à Tanger, époque dont il est l’un des derniers témoins vivants. « C’était une grande mafia, explicite-t-il en désignant Burroughs comme chef de meute. Un grand gangster, vraiment. Première chose, il a tué sa femme. Deuxième, il a tué son fils. C’est lui qui lui a donné la grande chose de la drogue. Il était très amoureux d’un jeune gosse de Malaisie, qu’il avait ramené ici. Quand le gosse est parti, Burroughs est venu chez Paul tout tremblant, avec une bouteille de whisky, de la drogue, du haschisch. Une sale vie. » Truman Capote en prend lui aussi pour son grade et fait le sujet de plusieurs stories assassines. De toute cette génération de beatniks venus soigner leur spleen à Tanger, rares sont ceux à trouver grâce aux yeux de Mrabet. « J’ai toujours eu peur de ces personnes. Grâce à Dieu ils sont tous morts », envoie-t-il avant d’épargner Tennessee Williams, avec qui il va à la pêche et qui l’invite aux États-Unis en 1986. « Un homme magnifique, un grand cœur. J’ai été m’embêter chez lui à Hollywood pendant six mois. Quelqu’un (Elia Kazan ! – ndlr) m’a proposé un travail dans un film et moi j’ai dit non. Ils voulaient que Mrabet soit nu avec une femme. Impossible. » Mrabet a certainement la dent dure, mais il est finalement peut-être le seul à porter un regard distancié sur les légendes qui ont traversé sa vie. « C’est un témoin direct de cette époque mais il n’a jamais été dans le fantasme de l’artiste, avance ainsi Simon-Pierre. Il a vu ramper les Rolling Stones chez Bowles parce qu’ils étaient complètement déchirés. Pour lui, les Rolling Stones, ce n’est que ça, il ne sait sans doute même pas qu’ils font de la musique. » De fait, les beatniks ne verront de Tanger pas beaucoup plus qu’un nuage de fumée et une paire de fesses. « C’est une génération qui vit dans une Amérique dont la légende est en train de disparaître et qui est submergée par le consumérisme effréné de l’après-guerre, analyse Bernard Comment, écrivain et spécialiste de Kerouac. Les Beats sont en quête d’autres valeurs. Leur Amérique, c’est celle des grands territoires, des Indiens, de Walt Whiltman. Il y a alors deux lignes de fuite. L’une vers le Mexique, avec une forme de vie ancrée sur d’autres choses que la consommation. Et il y a Tanger, qui est d’abord le lieu de la permissivité. L’homosexualité et la drogue y sont plus faciles. » En réalité, le temps largement romantisé des Beats à Tanger se résume essentiellement à des fêtes dans l’appartement de Paul Bowles où l’on s’envoie du kif et des jeunes gosses à haute dose, sous les yeux d’un Mrabet désapprobateur. « Quand on lit leur production littéraire sur Tanger, c’est d’ailleurs assez mauvais, clarifie Simon-Pierre Hamelin. C’est en général une vision fantasmée de la ville, et ça ne va pas au-delà. » « Il faut bien voir les choses, prolonge Bernard Comment. C’est un moment qu’on a mythifié. Au contraire de Paul Bowles qui s’est vraiment nourri du paysage, les autres restent des écrivains américains à l’étranger, vivent essentiellement entre eux, dans une chambre d’hôtel et sont la plupart du temps dans un état second. On ne peut pas dire qu’ils perçoivent grand-chose du pays. Mais à Tanger, le groupe est réuni. Burroughs y écrit son plus grand livre. Et après, ils ne vont plus faire grand-chose. C’est à ce moment là que Kerouac renonce au voyage et rentre dans le giron de sa mère. Tanger, c’est surtout un magnifique chant du cygne. »
Paradoxalement, c’est aussi la fin de Tanger l’internationale qui perd définitivement son statut et redevient marocaine en 1960, avant d’être éteinte pendant plus de trente ans par Hassan II. Aujourd’hui, la ville renaît de ses cendres, réinvente son mythe. Dans la « Calle del Diablo », à l’Ambassador, au Romero Bar ou au Dar Blue, les femmes et la bière pas chère coulent à flot. Sur la corniche qui longe l’Atlantique, les boîtes de nuit s’alignent côte à côte. Au club 555, on boit du mauvais Ballantine’s coupé à l’eau pendant que des poupées de luxe se pouponnent dans les toilettes, et que Moustapha, un lilliputien à la voix robotique s’assoit sur l’épaule d’un videur ou d’une blonde aux gros seins. Alors, Tanger a-t-elle vraiment changé ? Pour une fois, Mohamed Mrabet n’a plus envie de parler. « Je n’aime plus Tanger maintenant, dit-il avec le regard noir. Pour moi, Tanger a cessé d’exister. Et je n’aime pas ce mot là « changer ». Je ne peux pas, si je commence à parler, pffff… ». À la nuit tombée, Omar, le traducteur, propose alors d’apporter sa propre réponse. « Tu veux que je te montre le vrai Tanger, celui de toujours ? », interroge-t-il en dévalant les rues mal éclairées du centre ville. Il s’arrête devant un bar et ouvre la porte. « Voilà, c’est ça Tanger » : sous des néons blafards et devant des miroirs d’un autre siècle, une vingtaine de mecs de tout âge se défoncent le crâne, pipe de kif ou gros joint à la bouche, tabac à sniffer sur la main, les yeux rivés sur un film d’horreur asiatique. Et, au milieu, debout, un type édenté en sweat rouge et lunettes de soleil danse en riant frénétiquement. Un Rolling Stones ?
Par Pierre Boisson – Snatch
Who’s who de la Beat Generation
Paul Bowles
L’homme de Tanger, l’âme sœur de Mrabet. Musicien puis écrivain, installé au Maroc pendant cinquante-deux ans, Bowles accueille (et choppe) tout ce qui bouge : les écrivains, les prostitués, les camés, les perdus et tous les autres. Avec une phrase choc : « Tout va de pire en pire… »
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Tennessee Williams
Il aimait la pêche, les jeunes hommes et le théâtre. Propulsé à Hollywood par sa pièce Un Tramway nommé Désir, écrivain des marges et des dépossédés, il est l’un des derniers scénaristes américains d’envergure. Et comme tous les grands, il meurt seul dans une chambre d’hôtel.
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Gregory Corso
Au pied du podium : quatrième roue de la Beat Generation, Corso était moins politique que Ginsberg, moins charismatique que Kerouac et bien moins dingue que Burroughs. Mais sans doute meilleur poète que les trois réunis.
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Allen Ginsberg
Aucun des amis du prince du LSD Timothy Leary ou du gourou bouddhiste Chögyam Trungpa Rinpoché n’est vraiment clean. Proche des deux, Ginsberg était complètement baisé. Après avoir écrit le génial poème Howl, il commet la terrible erreur d’inventer les hippies.
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William Burroughs
De toute la génération perdue de l’héroïne des 60’s, Burroughs est le seul à avoir survécu à la drogue et au sida. Pourquoi ? Parce que le cow-boy des drugstores était toujours le premier à se piquer.
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Jack Kerouac
L’auteur de Sur La Route et des Souterrains – le plus grand roman d’amour du XXème siècle selon Gilles Deleuze – était le plus timide des Beats et le seul à aimer les femmes. Voyageur intrépide, alcoolique frénétique et nostalgique de l’Amérique des grands espaces, Kerouac envoie tout péter à 35 ans et finit sa vie chez sa mère, avec quatre-vingt-onze dollars en poche.
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Truman Capote
Un homme qui n’aimait pas les chats, selon Mohamed Mrabet. Auteur fantastique, son plus grand succès, De sang-froid, est pourtant l’histoire vraie d’un quadruple meurtre au Kansas. Pour fêter la publication du roman, il organise un bal masqué à l’hôtel Plaza, avant de sombrer dans la drogue et l’alcool.
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Mohamed Choukri
Rifain et enfant des rues comme Mrabet, Choukri apprendra, lui, à écrire pour donner naissance au Pain Nu, le grand roman marocain, dans lequel il raconte le Tanger de la drogue, des crimes et de la prostitution.