» L’imaginaire brut ». Belle exposition collective à la galerie Delacroix. Esprit joyeux, sujets profonds, onirisme gratuit ou révolte sourde, c’est fort et sans filtre.
C’est comme ça dans les familles. On cherche le petit air de parenté, on collectionne les différences, on s’amuse des oppositions, on note les préférences. Dans une famille, tout le monde est pareil et tout le monde est différent, c’est tout le charme… C’est le charme aussi de l’exposition « L’imaginaire brut » à la galerie Delacroix. Quatre artistes juxtaposés dans quatre salles consécutives. Une salle par artiste. A nous de déambuler dans les univers de Ben Ali, Postic, Youcha et Léonard Combier, un monde d’artistes bruts, au sens d’autodidactes et aussi d’une certaine radicalité dans les gestes, les couleurs, les impulsions.
C’est un univers plutôt qu’un monde, car chacun présente sa planète, avec ses codes et ses obsessions. Du plus ludique des extravertis (Combier) à la plus secrète des torturées (Postic), du seul vrai naïf (Youcha) à l’unique véritable politique (Ben Ali), il y a dans cette famille-là de vrais personnalités. Les toiles et les sculptures, se croisent comme des panneaux indicateurs… en multipliant comme autant de fausses pistes les symboles sexuels, religieux, violents ou oniriques. Sous cet art dit « brut », il y a bien sûr, et c’est heureux, ce quelque chose de primaire, « de rupestre et d’essentiel » pour reprendre l’expression du galeriste Olivier Conil. Il y a aussi ce rejet d’un certain art officiel – le jeune Combier reconnait détester les « installations » et l’art conceptuel.
Il y a enfin ce quelque chose de particulièrement vivant qui vient grouiller en nous. Cela vient sans doute de la multitude des traits, de cette folie dans la mise en abime des détails. Tout cela peut donner le tournis. Tout cela donne effectivement le tournis, comme devant les dessins de Gotlib ou les toiles de Bruegel.
Léonard Combier dont les dessins renvoient à des scènes de science-fiction à multiples entrées, parle de ses dessins comme une sorte « d’écriture complètement automatique, plus de 12 heures par jour, je voudrais aller vers toujours plus de détails, dans un maximum de petites histoires à tiroirs, drôles si possibles». « C’est vrai, je dessine beaucoup de bites. Mais c’est drôle une bite, non ? » En tous cas, il les dessine bien. Et c’est vrai, elles sont plutôt marrantes, ses bites, à rechercher tout de même à la loupe.
L’autre Française, Postic, est sur le côté sombre d’une autre planète. Elle n’en finit pas d’interroger l’intériorité du corps, les organes, la maladie, la mort. Le sexe aussi. Inlassablement elle tisse la toile d’interminables traits, d’interminables fils dont on se perd avec magie, dans les labyrinthes.
L’obsession de Youcha est celui d’un monde plus fraternel, ouvert, pluri-et poly-tout ce qu’on veut. Bref, tout ce qui n’est pas tout à fait dans l’air du temps et de ses « replis identitaires ». On ne s’étonnera pas de trouver chez ce peintre d’Asilah, aux tableaux naïfs et généreux un faux air d’esprit 70’. L’essentiel, il veut que ça pète, qu’on remarque ses arches de Noé, ses mains, son humanité qui souffre et fait souffrir la nature mais qui a tout en main pour que ça aille mieux… D’où la coexistence sans doute des symboles religieux.
Ben Ali, lui, est bien ailleurs. On voit de la couleur violente mais pas très gaie, des drôles de grosses bêtes, des visages avec des cornes, des silhouettes noires faméliques… Des ombres un peu inquiétantes. Mais aussi des totems de femmes avec des seins roses énormes et du sexe qui déborde de partout. On se pince.
C’est bien un Marocain, Ben Ali ? Coup de chance, il est là Ben Ali pour ajuster ses toiles. « C’est mon père Ali qui a montré, le premier, le sexe aux Marocains. Sur ses tableaux, les animaux faisaient du sexe. En fait pour lui, les animaux c’étaient des hommes. J’ai suivi cette idée ! ». Sur les toiles aux couleurs rutilantes, de grosses bêtes contentes d’elles-mêmes se nourrissent des ombres faméliques, qui passent là et là. «Pour moi, ces silhouettes, ce sont les pauvres, des esclaves ». C’est au public de donner un nom aux grosses bêtes. « Parfois, dit Ben Ali, avec sa voix douce et un petit sourire en coin, « parfois, je touche un peu à la politique ».
Philippe Chaslot
L’Imaginaire brut. Exposition collective. Evelyne Postic, Leonard Combier, Ben Ali, Youcha. Du 8 mars au 23 avril 2017. Galerie Delacroix de l’Institut Français. 86, rue de la Liberté, Tanger. Organisé par Jérome Migayrou, directeur de l’Institut Français et Olivier Conil, Co-commissaire invité de l’exposition.
A propos d’une famille de « Bruts »…
Evelyne Postic, dessins, France.
« J’ai créé un univers pictural bien à moi, un monde de créatures colorées et transformables selon mes humeurs, émotions et rencontres, des créatures qui racontent des histoires qui me sont bien personnelles. Il a fallu que je m’adapte très souvent à une vie changeante et agressive. Pendant de longues années, j’ai été à la recherche d’une écriture pour m’expliquer, c’est ainsi que sont nées les « créatures de Postic ».
Dans chaque toile ou dessin, je m’amuse et me moque avec tendresse de notre monde. J’ai été adoptée, il y a quelques années, après mon exposition chez Cerès Franco à Paris, par la famille de l’art singulier, art visionnaire, coloré et hors les normes
Youcha, peintre, Maroc.
« Youcha est un artiste autodidacte mais il peint depuis toujours, les yeux grands ouverts sur le clocher de l’église qui jouxte, là-bas le minaret du quartier. Au-delà, il y’a la mer et ses rafiots dans lesquels embarquent, à dix, vingt ou trente, les jeunes en quête des paradis européens. Il y’a aussi le vendeur de journaux, le grésillement de la radio et les annonces répétées de morts, noyés entre la côte africaine et Gibraltar. Puis la vie dans les ruelles qu’encerclent depuis cinq siècles d’imposants remparts portugais. »
Ben Ali, peintre et sculpteur, Maroc.
« La peinture de Ben Ali
Ne ressemble à aucune autre
Mais « bon sang ne saurait mentir, »
dit-on
Et il a dans ses gênes
Les éclairs de génie de son père
….
Le domaine de Ben Ali
L’essence de sa création
Ce sont ses rêves, ses questions
Ses doutes, ses révoltes
Ses démons, ses obsessions.
…
Un univers très poétique
Pour les poètes
Qui s’y plongent
Et s’y trouvent chez eux
Et pour les amateurs
Les vrais
Ceux qui ne choisissent
Pas une oeuvre avec les livres de
cotations
Ou dans les dîners mondains
Mais avec leurs yeux
Et leur coeur
Pour seul passeport. »
Michel Bohbot, extrait juin 2016
Léonard Combier, dessin, France.
« Artiste autodidacte, Léonard Combier dessine partout, tout le temps, et ce depuis son plus jeune âge.
Il a rapidement adopté un style très personnel très reconnaissable : complexe, graphique et coloré.
Les oeuvres de Léonard Combier doivent être regardées dans leur ensemble avant d’être explorées. Elles sont comme des labyrinthes de détails dans lesquels le spectateur est invité à se perdre. Un monde à part entière est alors à portée de regard. Ses tableaux sont d’une densité et d’une richesse surprenante.
Humour noir et couleurs vives racontent des histoires, sexuelles, absurdes ou provocatrices, et mettent en scène une multitude de petits personnages et de phrases qui surgissent partout. Ce souci du détail fait de l’univers psychédélique des toiles de Léonard un ensemble de mondes dans lesquels il est amusant d’errer ou de se laisser emmener. »