Fugitive, Tanger échappe, elle se dérobe, insaisissable, perpétuellement mouvante. Elle est tour à tour belle, décatie, fragile, impétueuse, douce, violente, nostalgique, fière, mystérieuse. Comme une actrice, capable de se fondre dans le rêve d’un réalisateur, cette ville profondément cinégénique possède une plasticité déroutante. Ville de passages où les continents se frôlent, Tanger baigne dans les courants contraires de l’Atlantique et de la Méditerranée. Ville froide au soleil brûlant, elle est régulièrement balayée par le cherghi, ce vent violent et fantasque qui secoue les palmiers et fait claquer portes et volets. Ville cosmopolite, où l’on passe en quelques instants de la rue d’Italie à la rue du Portugal, Tanger se plaît à cultiver les paradoxes, à désorienter le voyageur en quête d’un itinéraire balisé. Exigeante, la cité ne s’offre qu’à ceux qui acceptent de se laisser traverser par elle, à ceux qui prennent le risque de se perdre dans le labyrinthe de ses ruelles alambiquées, à ceux qui s’aventurent jusqu’à ses limbes.
C’est précisément dans cette position de lâcher prise, que Jean-Pierre Loubat s’est placé pour aborder la « Perle du Détroit » ; se laissant dériver, s’abandonnant aux sensations, laissant prévaloir le sens de la marche, pour que s’entrouvre, pas à pas, cette cité envoûtante dont la magie n’opère que si l’on s’y livre. Aux couleurs éclatantes des peintres orientalistes le photographe a substitué la rigueur du noir et blanc pour célébrer la lumière éclatante du jour, ou la profondeur de la nuit trouée par l’éclat diapré de la lune. Il se concentre sur les qualités atmosphériques de Tanger et laisse au spectateur la liberté d’imaginer le bleu profond du ciel au travers d’une fenêtre, les nuances turquoise de la mer ou le vert luxuriant d’une palme.
Les images de Jean-Pierre Loubat sont silencieuses, pudiques, énigmatiques. Il a souhaité s’attacher aux architectures et aux vibrations de la lumière jouant sur les pierres pour capter l’esprit des lieux. Se plaçant volontairement à l’écart du tumulte et de l’agitation quotidienne, il donne à voir une autre réalité de la ville. Ses clichés nous révèlent la poésie d’une cité où les murs scarifiés, et les architectures envahies par les herbes seraient les témoins immobiles du passage du temps.
Cette dimension métaphysique est au cœur du travail de Jean-Pierre Loubat. On saisit toute l’épaisseur du temps dans la photographie des tombes phéniciennes emplies d’une eau sombre où flotte quelques détritus, auprès desquelles viennent s’asseoir de jeunes gens, le regard fixé sur la côte espagnole. Depuis ce promontoire, ils nourrissent leurs rêves obsédants de traversée.
On devine la splendeur passée de la villa Vidal dans la majesté de ces deux colonnes, dressées fièrement devant l’épaisse muraille décrépie ouverte sur la mer. Parfois, la lumière nous fait signe : un croissant de lune se dessine dans l’ouverture d’une porte, un cœur s’incruste entre les arcades d’une mosquée. L’humain n’est présent qu’en de rares occasions dans les photographies de Jean-Pierre Loubat et essentiellement sous forme de silhouette distante et elliptique. Ici, un homme de dos dans le contre-jour, scrutant la baie. Plus loin, un passant fugace traversant la porte de la Casbah, prêt à être happé par une ombre épaisse. Ailleurs encore, deux femmes se détachant sur les murs blancs du palais des institutions italiennes.
C’est une vision distanciée, dépouillée de toute anecdote, où le temps semble suspendu, que propose Jean-Pierre Loubat. Son aventure l’emmène vers l’immatériel, l’insaisissable. L’ange du bizarre a pourtant guidé son chemin en de multiples occasions durant ses séjours tangérois. Il a croisé le carrosse de cendrillon échoué sur une plage, rencontré un vieux juif en relation directe avec Dieu qui l’a exhorté au mariage, il est tombé nez à nez avec une Mercedes rose bonbon aux sièges garnis de peau de zèbre au pied des escaliers de la casbah. Mais cette magie de Tanger n’est présente qu’en filigrane dans ses images, de manière allusive et discrète. Afin de dire l’étrangeté et l’impression constante de vivre un rêve éveillé ou d’être sujet au phénomène du mirage, il choisit la vue panoramique de la baie, à jamais fugitive engloutie dans un épais brouillard.
Martine Guillerm