Véritable phénomène en France et en Belgique, la pièce de théâtre «Djihad» d’Ismaël Saïdi arrive enfin au Maroc. Initiée par l’Institut français du Maroc dans le cadre de sa Saison Culturelle, la tournée de cette pièce est prévue du 12 au 17 octobre à El Jadida, Tanger, Rabat et Fès. A Tanger le 13 octobre à la salle Beckett.
Il y a du Coluche en lui. Ismaël Saidi, c’est l’histoire d’un mec normal que les médias du monde entier s’arrachent. CNN, RMC, Canal+, BuzzFeed, France 2, le Huffington Post, la BBC et deux chaînes japonaises sont déjà venus à Bruxelles pour cet ancien flic de 39 ans, musulman pratiquant, qui brûle les planches en Belgique. Les jeunes l’adorent. Il leur ressemble. Ce geek aux allures d’adolescent use des mêmes codes. Le genre de vedette avec qui ils ont envie d’aller prendre un verre.
Tout ça à cause de Djihad. La pièce d’Ismaël Saidi, fils d’immigré marocain, fait salle comble au royaume depuis fin décembre 2014. En huit tableaux, on découvre les aventures tragi-comiques de trois paumés, qui ne jurent que par Allah même si aucun n’a lu le Coran. Embrigadés, ils décident de partir se battre en Syrie pour sauver leurs frères musulmans. De Bruxelles à Homs, en passant par Istanbul, le périple tourne rapidement au chaos.
Vendredi 18 décembre, au Théâtre Varia, une salle branchée de Bruxelles, avait lieu la dernière représentation de 2015. Ismaël Saidi, qui aime garder un œil sur tout – l’un des traits de caractère qui fait pester ses proches –, est le seul de la troupe à connaître par cœur et avec précision les chiffres du succès : 111 spectacles et 40 300 spectateurs. La route de 2016 est déjà tracée : direction la Flandre, puisque la pièce va être traduite en néerlandais, mais aussi la France. Djihad devait être jouée à Lyon, au Théâtre des Asphodèles du 11 au 18 janvier, mais la préfecture a fait annuler les représentations en raison de l’état d’urgence décrété depuis les attentats du 13 novembre. De nouvelles dates vont être choisies. Paris et Nantes sont au programme.
Le public pleure à Djihad. Mais de ce cauchemar guerrier, on arrive aussi à s’amuser. Ismaël Saidi, qui raffole depuis l’enfance des sketchs de Fernand Raynaud, sert de temps en temps des blagues de potache pour relâcher la tension. « Un sandwich à la mayonnaise hallal ? Comment t’as fait ? Tu as égorgé le pot ? », fait-il dire à l’un de ses personnages. C’est un « gros déconneur », assurent ses copains de la troupe. Cela ne l’empêche pas d’écrire juste. Quand on rit, c’est de tout : du racisme, des préjugés, de l’ignorance, du dogmatisme, de la bêtise. Personne n’est dédouané, surtout pas les musulmans : « On a été manipulés, mon frère, mais pas seulement par le système, les nôtres aussi », avertit l’un des apprentis djihadistes à la fin de la pièce.
Cet aplomb ne vaut pas que des amis à Ismaël Saidi qui se définit comme « un musulman d’ici » pour se raviser aussitôt : « Dites plutôt un musulman judéo-chrétien. » Sur les réseaux sociaux, ce croyant qui prie cinq fois par jour, observe le ramadan, ne boit pas d’alcool et ne mange pas de porc, passe pourtant trop souvent pour un traître à la cause. « Tous ceux qui sont revenus de Syrie pour aller commettre les attentats de Paris, le 13 novembre, ce n’était pas des bouddhistes que je sache ni des Bretons pure souche. Ma pièce se devait donc d’être aussi une autocritique de la communauté à laquelle j’appartiens. »
Deuxième d’une fratrie de cinq, il a pu observer comment ses parents, arrivés du Maroc à la fin des années 1960, ont fait de la Belgique leur nouveau pays, en dépit des discriminations qu’ils y ont subies et subissent encore. Jusqu’aux insultes, comme raconté dans une scène truculente de la pièce : « Fais un test : tu refuses une priorité quand t’es en bagnole. Ce que va dire le mec en face dépend de ta gueule. Si t’es blanc, il va dire “connard”. Si t’as une gueule comme la nôtre, il va te dire “retourne dans ton pays, sale bougnoule”. » Du Coluche, oui, dans cet auteur belge… « A 12 ans, Ismaël était la mascotte du groupe de théâtre de l’école. Il avait le sens de la repartie, se moquait de tout et surtout de lui-même », se souvient Roxane Rensonnet, sa professeure de latin, toujours invitée par son ancien élève aux premières de ses spectacles.
« Devenir un chevalier »
Elevé à Schaerbeek, une commune pauvre de Bruxelles, Ismaël Saidi n’a jamais manqué de rien, ni de livres ni de BD. Fou d’Alexandre Dumas, il se rêvait en d’Artagnan. Il connaît par cœur Astérix et avoue un faible pour Assurancetourix, le barde « sur qui on tape parce qu’il a toujours quelque chose à chanter ou à dire ». Un peu lui, en fait. Son père, chauffeur de taxi, a créé sa propre compagnie. Modeste, mais assez solide pour mettre la famille à l’abri du besoin. Est-ce pour cela que la carte de la victimisation dont jouent certains immigrés l’énerve tant ? L’homme est impulsif, comme beaucoup de timides – en dépit de ses efforts pour le cacher.
C’est un coup de sang, d’ailleurs, qui est à l’origine de son spectacle. Il le raconte dans le prologue du livre Djihad, la pièce, paru en décembre en Belgique (le 21 janvier en France) chez La Boîte à Pandore, maison d’édition où est également publié Les Aventures d’un musulman d’ici, qui retrace le parcours de la nouvelle star belge.
Un jour d’août 2014, donc, Ismaël Saidi travaille chez lui, la télévision allumée. Le visage de Marine Le Pen apparaît sur l’écran. A une question d’un journaliste sur les jeunes gens qui partent pour la Syrie, la présidente du Front national répond que cela ne la dérange pas tant qu’ils ne reviennent pas. « Cette phrase m’a frappé. De qui parle-t-elle ? De ces jeunes au même visage que moi ? » Cet amoureux de l’écriture se jette sur son ordinateur. Les mots lui viennent vite.
Djihad renvoie à tant d’épisodes de sa vie. Le racisme ? Il l’a connu dans cette boîte de télémarketing où, affublé d’un nom d’emprunt – Michel Henrion –, Ismaël Saidi vend beaucoup et de tout : des aspirateurs, des livres, des fauteuils… Le chiffre d’affaires d’une marque explose grâce à lui et à ses copains. Mais le jour où le représentant de l’entreprise vient pour féliciter l’équipe commerciale, le patron embauche des figurants, des Belgo-Belges, car le visiteur déteste les Noirs et les Arabes.
La radicalisation ? C’est passé près. Adolescent mal dans sa peau, en quête d’identité, il lorgne la liste que l’imam de sa mosquée fait circuler après la prière. A l’époque, les départs se font pour l’Afghanistan. Certains de ses camarades de classe franchiront le pas. Récemment, il en a reconnu un sur une photo, brandissant la kalachnikov. « Faut comprendre, on te propose de devenir un chevalier, défenseur de l’islam, tu as envie d’y croire, plaide-t-il aujourd’hui. A l’époque, on ne rigolait pas toujours à Bruxelles. Je me souviens de Roger Nols, le bourgmestre de Schaerbeek, là où j’habitais, qui était venu à dos de chameau sur la place communale pour montrer aux habitants ce qui se passerait si on accordait le droit de vote aux étrangers. »
Sa passion pour la musique sera sa thérapie. Il refuse de renoncer aux chansons de Jean-Jacques Goldman qu’il écoute en boucle sur son Walkman, quitte à griller en enfer comme le promettent les prêches de l’imam. Son amitié pour Gabrielle sera également déterminante. Une jeune femme dont il découvrira, un jour, qu’elle est juive : « C’était une fille géniale. J’ai compris alors que les discours haineux à l’égard des juifs ne pouvaient être qu’un ramassis de conneries. »
Un outil pédagogique
Joëlle Milquet, ministre (Centre démocrate humaniste) de l’éducation de la Fédération Wallonie-Bruxelles, et Fadila Laanan, alors secrétaire d’Etat (Parti socialiste) chargée de la culture à la région de Bruxelles-Capitale, vont être les premières à croire en Djihad. Les deux responsables politiques sont persuadées de la capacité de la pièce à libérer la parole et à lever les tabous dans une Belgique encore meurtrie par la tuerie du Musée juif de Belgique, à Bruxelles, en mai 2014. Les attaques contre Charlie Hebdo et l’Hyper Cacher à Paris, début janvier, les amènent à agir plus vite que prévu. Le 13 janvier, Fadila Laanan déclare officiellement Djihad d’utilité publique. Un mois plus tard, Joëlle Milquet qualifie la pièce d’« outil pédagogique » et subventionne trente représentations destinées aux écoles, dans le cadre du plan de prévention contre le radicalisme à l’école.
En fait, le bouche-à-oreille avait déjà œuvré, surtout au sein de la communauté musulmane, curieuse de voir de quoi il retournait. La première représentation, le 26 décembre 2014, est donnée à l’Espace Pôle Nord, dans l’un des quartiers de Bruxelles où la prostitution en vitrine rivalise avec le trafic de drogue. La salle est comble, des gens assis sur les escaliers. « Il y avait beaucoup de barbus, plutôt venus pour me descendre, rigole encore Ismäel Saidi. Mais, au fur et à mesure, les visages se sont décrispés. »
Le spectacle fait du bien, en effet. Exutoire ? Psychothérapie ? « Une pièce à vocation citoyenne », répond l’islamologue franco-marocain Rachid Benzine, 44 ans, devenu un ami de l’auteur, avec lequel il peut discuter des heures durant de l’interprétation historique et anthropologique du Coran.
A Bruxelles, rue de l’Hôtel-des-Monnaies, dans le quartier Saint-Gilles, le Centre communautaire laïc juif (CCLJ) est surveillé par l’armée vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Djihad y a été jouée le 22 mai, là encore dans une salle pleine à craquer. Géraldine Kamps, rédactrice en chef adjointe de Regards, une publication du CCLJ, se souvient d’un public « visiblement satisfait ». La jeune femme a été la première à avoir interrogé Ismaël Saidi sur sa pièce. « Nous avions un ami commun sur Facebook », se rappelle-t-elle. Depuis, ils se téléphonent régulièrement. « Vous pensez, un musulman qui ne s’arrête pas au conflit israélo-palestinien et qui accepte les contacts avec la communauté juive, je ne vais pas le lâcher, c’est une espèce rare », plaisante-t-elle.
Plus sérieusement, la journaliste estime qu’Ismaël Saidi pourrait devenir une sorte de pont entre des communautés qui ne se parlent guère en Belgique, où l’emprise du wahhabisme saoudien est forte. « Il embarrasse beaucoup les milieux très à droite, car il rassure alors qu’en principe les musulmans sont censés nous faire peur. Son credo, c’est que l’identité belge est notre dénominateur commun. » Mais, attention, prévient-elle, à ce que sa parole ne se banalise pas, « aujourd’hui, on lui demande trop son avis sur tout ».
Il est vrai que ses apparitions répétées à la télévision suscitent la jalousie d’autres artistes qui aimeraient bénéficier des mêmes soutiens publics. Au cabinet de Fadila Laanan, on en est bien conscient. Pour autant, peu de voix s’élèvent pour critiquer Djihad. Qui aurait cru à ce triomphe ? Surtout pas lui. Le scénariste affirme « préférer être dans le noir ». Au départ, ce père de trois enfants, marié depuis vingt ans à Myriam, rencontrée à l’école de police, « voulait juste laisser une trace à [ses] gosses et à [ses] parents ». C’est plus que chose faite.
Par Marie-Béatrice Baudet (Bruxelles, envoyée spéciale du Monde.fr)
Programme de la tournée au Maroc
♦ El Jadida / Église Portugaise, Jeudi 12 octobre à 19h00
♦ Tanger / Salle Beckett de l’Institut français de Tanger, Vendredi 13 octobre à 19h30 En France, la Ministre de l’Education l’a inscrite dans le plan Éduscol au titre de la prévention contre la radicalisation. Chaque représentation sera suivie d’un débat avec l’auteur et ses acteurs.
♦ Rabat / Théâtre National Mohammed V, Samedi 14 octobre à 20h00
♦ Fès / Complexe culturel Al Houria, Mardi 17 octobre à 19h00
Par Jihane BOUGRINE