Stéphanie Gaou, je la connais depuis une quinzaine d’années. Nous sommes arrivés à Tanger à peu près en même temps. Elle y vit à temps complet et moi à temps partiel. Mais cela me suffit allégrement pour apprécier le travail étonnant, courageux, talentueux et formidable qu’elle a accompli depuis 10 ans avec ses « insolites ». Un grand bravo et un joyeux anniversaire aux insolites et à toute son équipe.
J’entends souvent parler de Tanger, du Tanger d’avant qui était beaucoup mieux que celui d’aujourd’hui… En novembre dernier, j’étais à la présentation du livre « Tangier, From de Romans to the Rolling Stones » de Richard Hamilton à la Légation Américaine. Une personne prit la parole pour vanter le Tanger d’hier avec force admiration et grande nostalgie, faisant remarquer que celui d’aujourd’hui est bien pauvre. Ah Bowles, la Beat Generation, Genet, la librairie des Colonnes, Matisse, Delacroix… Oui, il y avait du bon mais aussi beaucoup de dégénérés, profiteurs qui venaient là pour la came, le sexe, exploiter les Marocains et avoir la vie facile… Eh bien moi, je ne suis pas d’accord avec cette vision, ni Stéphanie Gaou d’ailleurs, qui répondit à cette personne avec beaucoup de justesse et de calme en lui comptant tout ce qui se passait à Tanger depuis une quinzaine d’années. A cette époque, la ville sommeillait dans son passé suranné et en souffrance d’abandon. Normal ils étaient tous morts et enterrés sauf Mrabet, Rachel Muyal… et quelques autres dont les noms m’échappent. Dans les années 2000, il n’y avait pas grand chose en terme d’informations sur cette ville, ses activités économiques, sociales, artistiques. Pas de média locaux significatifs, ni de structures d’informations touristiques. A l’office du tourisme, boulevard Pasteur, je me revois questionnant un monsieur gentil caché et perdu derrière son guichet sans le moindre document ou message à m’offrir sur sa ville. C’est pour cette raison que j’ai créé tanger-experience, un modeste blog qui va parler de cette ville magique que je viens de découvrir et que j’ai envie de faire partager.
Aujourd’hui Tanger vit, se développe (peut-être trop sous certains aspects…), bouge, évolue, attire des talents, des expériences, des gens. Il y a cependant un va et vient important car Tanger est difficile, fluctuante, incertaine, mouvante mais passionnante, stimulante et douce à vivre sauf quand il pleut pendant huit jours en hiver… dixit Jour de silence à Tanger de Tahar Ben Jelloun.
Lorin qui déroule son festival Tanjazz pendant 20 ans et monte sa compagnie de théâtre La Comédie de Tanger, l’écrivain et poète Guiguet Bologne qui créa la première maison d’hôtes à Tanger, Dar Nour, merveilleusement reprise et développée par Arfeuillère et Chaslot qui en font le spot incontournable de Tanger, Lotfi Akalay qui vient, malheureusement de nous quitter, et qui exprima si bien dans ses bouquins toute la malice de Tanger, la magie du Morocco Club de Vincent Coppée, le nouveau Minzah qui va retrouver ses étoiles, le renouveau de Villa de France, « Etre Ici », ses surprenants lieux patrimoniaux et ses artistes, Think Tanger de Hicham Bouzid et Amina Mourid, les Galeries d’Olivier et Intha Conil, la Cinémathèque de Tanger, le nouveau port de pêche, Tanger Med, le TGV, la formidable Claire Trichot et 100 % Mamans, la librairie des Colonnes qui est encore là, une corniche de 5 km avec vue sur la baie, la reconstruction de la villa de Burton Harris, le parc Perdicaris, Omar Mahfoudi, Hicham Gardaf, Tahar Ben Jelloun, Yto Barrada, les bougies Rûmi, Silvia Coarelli qui tient à bout de bras mais qui tient le centre culturel Tabadoul, Tanja Marina Bay, le grand Rachid Tafersitti et son immense savoir de Tanger, Christophe Roussin de l’Institut Français de Tanger qui anime la salle Beckett, la galerie Delacroix et organise Le Printemps du livre et des arts de Tanger, Eric Valentin et le théâtre Darna, la généreuse et entreprenante Mounira Bouzid El Alami qui a créé le groupe social et solidaire Darna et tant d’autres qui font le Tanger d’aujourd’hui qui luit comme un phare juste en face de l’Europe.
Et parmi eux, il y a Stéphanie Gaou et la librairie/galerie les insolites qui a 10 ans cette année.
Pour les 10 ans des insolites, j’ai rencontré Stéphanie Gaou pour lui poser quelques questions sur cette décennie « insolites » et vous faire partager, ses réponses, son histoire.
Non, je suis née à Cannes et j’ai fait mes études à l’université à Nice. J’avais déjà eu l’idée de créer une librairie/galerie très jeune quand j’ai fini mes études à Nice, mais je n’avais pas les moyens financiers, ni l’expérience requise pour réaliser mes « idées ». Je suis venue à Tanger la première fois en 2000 à l’occasion de vacances estivales. J’étais descendue chez Anne-Judith Van Loock à Asilah qui m’avait donné le désir de revenir, une femme dont je me suis toujours sentie très proche et que j’aime beaucoup. La première fois que je suis venue, j’avais bien aimé Tanger, sans plus. J’habitais encore la Côte d’Azur à l’époque, je trouvais la ville romanesque mais j’étais davantage attirée par l’Afrique Noire, le Sénégal entre autres. Et puis, je suis revenue en 2002, j’ai séjourné au Dar Nour, à l’époque propriété de Philippe Guiguet-Bologne. La maison était le savant mélange de l’intérieur d’un esthète, voyageur, amateur de littérature, j’ai tout de suite adoré. Par jeu, j’ai regardé les prix des maisons à acheter. J’ai aimé une maison au Marshan qui me plaisait beaucoup, mais elle était grande, peu accessible pour mon porte-monnaie. L’acheter n’avait de sens que si on faisait une activité à l’intérieur, j’ai donc repensé à mon projet de librairie/galerie et suis venue m’installer ici pour la rénover avec mon ex-mari. Finalement, cela ne s’est pas fait. Nous avons opté pour la « facilité » et mon ex-mari s’est lancé dans une activité de gestion de patrimoine. Mais j’avais toujours cette idée en tête. Un jour, il m’a parlé d’un local, rue Velazquez, le bailleur de fonds en demandait une fortune. J’ai décidé d’attendre. J’avais envie, mais je ne voulais pas me précipiter. Au bout de quelques mois, nous avons fini par tomber d’accord sur le prix. J’ai donc commencé ma vie de libraire en mai 2009, date de l’acquisition du local et quelques mois plus tard, ai pu me jeter dans cette belle histoire, en janvier 2010.
– Comment l’idée des insolites s’est construite et pourquoi ce nom ?
Une idée prend du temps à mûrir dans un cerveau comme le mien. Je donne l’impression d’être très sûre de moi, mais bien sûr, c’est une façade et avant de me lancer dans une aventure, je prends la température. Je ne fais rien sans en mesurer l’étendue. J’avoue pourtant que même si j’étais sûre qu’une librairie pouvait être une belle aventure, j’allais en payer le prix. Premièrement, je n’avais pas particulièrement de relations dans le monde de la culture au Maroc et je n’étais pas particulièrement reconnue comme une personne ayant un passé culturel. Je n’en faisais pas état, c’est tout. Mais j’ai toujours lu, côtoyé un monde d’artistes et de littéraires, j’ai étudié la littérature américaine et russe, j’ai travaillé dans des groupes de presse et de communication, cela ne me semblait pas si improbable d’ouvrir un lieu comme les insolites. Mais j’avais conscience aussi de ne pas être appuyée par des noms prestigieux ou de riches mécènes. J’ai joué l’originalité tout de suite, en misant sur la nouveauté : avoir un espace où montrer en galerie privée des artistes qui travaillaient sur le papier comme médium (et plus particulièrement des photographes) et allier la littérature à l’art. Je voulais un lieu particulier qui rende l’âme de Tanger, je n’étais pas attirée par les quartiers trop touristiques de la ville, mais plutôt ceux qui me rappelaient les années 50, 60 que j’affectionne vraiment.
Le nom est venu après, j’avais d’abord pensé à La Tangente, mais le nom avait déjà été déposé au Maroc, j’ai dû me rabattre sur d’autres appellations
Insolite, c’était une façon d’assumer une certaine marginalité, de sortir du carcan « librairie conventionnelle », un peu trop intello, qui m’a toujours déplu. Je n’ai jamais aimé ces libraires qui assènent des vérités sur la littérature, qui ne jurent que par un style et mettent au ban les autres, etc. Nous ne sommes pas là pour imposer nos goûts, mais avancer en terrain flou, proposer d’autres voies sans affoler, ni faire peur. J’ai toujours eu du mal avec les pontifes, il n’y a certainement pas une seule vérité, mais de multiples émotions qui mettent nos vies en jeu.
Insolite, c’était l’adjectif qui collait bien à Tanger, à la fois canaille et prude, ouverte et serrée comme une huître, transcendante et décatie. Bref, je voulais quelque chose qui dénote, tout en sachant que ce serait difficile. Mais j’avais la patience, même si je n’avais pas toujours les moyens financiers pour durer.
Et je dois remercier les clients, les fidèles qui ont aimé l’idée, ceux qui sont toujours venus, animés du désir de faire perdurer un lieu comme celui-ci. Ils furent un véritable moteur. Il y a les artistes et auteurs, bien sûr, mais même eux sans les clients, cela n’aurait pas donné grand chose. Pour que cela dure, il fallait des clients (des personnes qui croient dans mes goûts artistiques, qui aiment les artistes que je représente, qui aiment les auteurs qui me touchent plus que d’autres, etc.), une trésorerie suffisamment solide pour créer des événements. Aux insolites, les événements culturels sont gratuits. Je finance pratiquement la totalité des rencontres et expositions. Je crois être la seule galeriste au Maroc qui peut exposer des artistes en vendant des livres. Rien que ça, c’est insolite !
– Peux-tu nous expliquer le positionnement des insolites, sa genèse et son évolution ?
J’avais des idées très précises en ouvrant et je me suis vite détendue en me disant que je devais aussi adapter le lieu aux attentes du public. Mais ce qui n’a jamais changé dans mon approche du métier et du lieu, c’était que je voulais capter un public jeune, curieux, lassé des librairies qui ressemblent à des hangars où les livres restent des mois sur des rayonnages, sans vie, plein de poussière. Je voulais d’un lieu qui change au gré des rencontres, des événements, des arrivages de livres, d’un lieu qui bouge. L’espace est plutôt petit, environ 80M2, mais nous en changeons sa décoration sans cesse, nous faisons d’un défaut (la petitesse) une qualité. J’aime bien cette idée : partir d’un inconvénient et jouer avec jusqu’à en faire une vertu. Je ne connais pas concrètement le positionnement de la librairie/galerie. J’y travaille avec plaisir, j’ai plus de libertés qu’il y a quelques années dans le choix des auteurs que j’invite, j’ai moins peur qu’avant de me planter, pour être franche, ça me rend plus audacieuse… Ce lieu n’a pas besoin d’évoluer. Depuis qu’il est ouvert, il est en permanente mutation, un coup plutôt librairie, l’autre plutôt galerie, nous l’ouvrons pour des concerts, nous y proposons des rencontres pour les enfants, bref, il est comme un laboratoire.
– Quels sont les grands moments clés de ces 10 ans et quelles sont les rencontres qui t’ont le plus marquée ?
Ils sont tellement nombreux qu’à chaque fois, j’oublie de mentionner une rencontre et je me maudis. Je vais résumer au mieux : toutes les rencontres avec Mahi Binebine qui passe comme un soleil, lui le parrain officiel du lieu, la venue de Zainab Fasiki en novembre 2019, la très belle rétrospective Yannick Haenel en présence de l’auteur en 2017, les show-case musicaux, les lectures d’Emmanuelle Grangé, le charme de Mustapha Fahmi capable d’enchanter le public en parlant de Shakespeare pendant presque deux heures, l’élégance très second-degré de Daniel Rondeau dont j’ai adoré l’humour et la disponibilité (et qui n’avais pas remis les pieds à Tanger depuis tant d’années), la tendresse de Jean-Michel Espitallier, l’aisance de Dominique Médard et le regard qu’elle porte sur la période Matisse, les premières expositions d’Anuar Khalifi, Hicham Gardaf, Abdel-Mohcine Nakari, les expositions de Roland Beaufre ou les dédicaces avec nos auteurs marocains, la classe italienne tout en douceur de Nicolo Castellini Baldissera. J’ai beaucoup de souvenirs, ils ont chacun une valeur inestimable, celle d’avoir eu la chance de rencontrer autant de personnes incroyables, à la foi et au talent inaltérables.
– Comment fonctionne les insolites, avec combien de personnes, quelle est la mission de chacun, comment en vit-on ?
C’est une SARL AU, c’est-à-dire à responsabilité limitée à moi-même. J’y embauche une collaboratrice à plein temps, Hayat. Je suis souvent assistée par mon conjoint, Cédric, qui vient aussi y jouer de la trompette et mon amie Clarisse. J’embauche de temps à autre des stagiaires, mais ces derniers temps nous sommes en équipe très restreinte. Il n’y a pas de « mission » à proprement parler. Chacun doit savoir être polyvalent, je dis à ceux qui travaillent avec moi qu’ils sont au théâtre, qu’ils représentent un espace déjà très incarné, tout en gardant leur personnalité, leur expérience de vie, leur savoir-faire. Ils doivent être à la disposition des clients, tout en faisant ce qu’on appelle du back-office. En même temps, libraire ce n’est pas juste poser des livres sur une étagère et attendre le client. C’est un métier multiple, où il faut jongler entre plusieurs compétences, savoir communiquer, organiser des événements, être un bon vendeur, avoir une belle culture générale. On ne peut pas se contenter d’être juste un bon manutentionnaire. On en vit en travaillant beaucoup. On en vit avec beaucoup de plaisirs et pas forcément beaucoup d’argent. Mais peu importe. Les belles bagnoles, les bijoux et toutes ces autres choses ne m’intéressent pas beaucoup.
– Quel type de clientèle fréquente la librairie ?
Il y a une clientèle très diversifiée. De plus en plus de touristes du monde entier ces dernières années, mais il me semble qu’ils vont un peu partout à Tanger. Beaucoup de jeunes marocains qui aiment le lieu, beaucoup d’habitués avec qui c’est un bonheur de disserter autour d’un livre, en buvant un café. J’ai beaucoup de chance avec mes clients, ils m’apprennent énormément sur moi et partagent leurs connaissances avec une franche amitié.
– On te connaît en tant que libraire. Peux-tu nous parler un peu de toi, de ta vie, de ce que tu aimes faire en dehors de lire, de ta relation à Tanger ?
On oublie encore trop souvent que je suis galeriste et que cela fait 10 ans que je produis sur fonds propres une exposition par mois. En dehors de cela, j’aime beaucoup écouter de la musique, écrire (même si je n’ai jamais le temps), aller ramasser des coquillages au bord de la mer, partir en voyage, manger, danser et profiter de la vie. J’aime mon conjoint, j’adore ma fille, il est de plus en plus important pour moi de passer du temps avec eux, même si la librairie est très chronophage. J’adore aller voir des concerts avec eux, prendre la vie du bon côté, oublier les moments difficiles, éviter les déprimes et le reste. Je peux être d’un tempérament très triste, mais cela ne dure jamais longtemps. J’ai toujours préféré rire que pleurer.
– Comment vois-tu l’avenir et les 10 prochaines années ?
Je n’ai jamais su répondre à cette question. Je ne vois que le présent très concrètement. J’essaye d’imaginer, mais cela n’a aucun intérêt, à part me décevoir si cela ne marche pas ou me faire croire que j’ai été aveugle si je n’ai pas vu. Donc, je laisse les événements se fluidifier et je m’adapte au mieux. Aucune idée précise sur les 10 prochaines années : c’est plus personnel, voyager, aller plus souvent en Sicile et écrire mon 3ème livre. Le reste, faire en sorte d’être toujours aussi émerveillée par Tanger, par ses habitants et par mon métier.
Propos recueillis par Paul Brichet le 17 janvier à Tanger