Avec le départ de Aïcha Ech-Chenna, la cause des femmes est en deuil.

Triste nouvelle ce dimanche 25 septembre. Aïcha Ech-Chenna s’en est allée. Au Maroc, on ne présente plus cette grande dame. Véritable ambassadrice de la cause féministe que l’on surnomme Mère Courage ou Mère Teresa du Maroc. Depuis maintenant plus de 40 ans, elle lutte pour imposer le respect aux mères célibataires et pour la reconnaissance des enfants nés hors mariage, un sujet qui demeure aujourd’hui encore tabou au Maroc.
Un combat humain et de société largement mené également à Tanger par l’association « 100% Mamans ».
 tanger-experience - le web magazine de Tanger - Disparition de Aicha Ech Chenna

Il n’y a pas de mots pour qualifier ce que l’on a fait de tous temps et que l’on continue à faire aux jeunes filles qui enfantent en dehors du mariage.
Si beaucoup de sociétés ailleurs sont sorties de l’opprobre portée sur les mères célibataires, nous sommes encore ici confrontés à des drames humains terribles.

Aïcha Ech-Chenna a été une des premières militantes associatives* à s’ériger contre cette injustice totale.

Elle a quitté ce monde dimanche dernier et depuis, une pluie d’hommages lui a été rendue. Nous la célébrons tous aujourd’hui, après son décès, alors qu’elle aurait du l’être plus souvent de son vivant.

Si nous avions été sous d’autres cieux idéologiques, cette femme exemplaire aurait été « canonisée », tant le terme de « sainte » à été utilisé par beaucoup de ceux qui ont mis une publication sur les réseaux sociaux. Et dans l’esprit de beaucoup de nos concitoyens, c’est ainsi qu’ils la perçoivent. Certains réclament même un monument, une avenue ou des institutions en son nom pour lui rendre honneur.

De fait, c’est elle qui a été une des premières femmes à pointer l’hypocrisie et la cruauté d’une société à l’égard de celles qu’on dénomme de façon condescendante, sinon méprisante, « filles-mères ».

Très souvent, ces dernières sont de toutes jeunes filles de condition très modeste, que les parents donnent ou donnaient aux plus aisés afin d’accomplir des tâches ménagères ou de nounous. Heureusement que la loi contre le travail des mineures commence à s’installer dans les mœurs, même si certains résistent encore à l’appliquer.

Ces jeunes filles, naïves et sans défenses, ont été souvent agressées sexuellement par leur patron, les fils du patron, la gente masculine en visite dans la famille, le concierge, l’épicier…etc

Une fois engrossées, l’infamie est jetée sur elles et non sur le prédateur, l’homme en l’occurrence. Un scandale occulté, tabouisé depuis si longtemps.

[ Cela se passe aussi dans les milieux bourgeois concernant leur progéniture féminine, que la grossesse soit le fait d’un inceste, d’une agression extérieure ou d’une relation consentie, en mode « séduite et abandonnée » ou tout simplement due à l’oubli de la pilule contraceptive. Le recours à l’avortement clandestin demeure la solution la plus utilisée, dans ces sphères privilégiées de la société.]

Pour les plus démunies dans tous les sens du terme, le règne de la « hchouma »- la honte d’une relation sexuelle ayant produit un enfant hors-mariage prend le pas sur toute forme d’humanité la plus minime. Il faut alors jeter ces créatures du diable…dans la rue, sans assumer aucune responsabilité à leur égard!

Certaines de ces malheureuses ne se résolvent pas à abandonner ou à mettre fin à la vie de leur bébé. Elles survivent ainsi de bric et de broc, dans le déshonneur, réduites souvent à la mendicité.

Aïcha Ech-Chenna a consacré sa vie à lutter contre cette atroce iniquité subie par des femmes et leurs enfants innocents.*

Sur une photo d’elle, son regard semble nous dire: « qu’attendez vous pour réaliser que cette violence systémique, beaucoup d’entre vous y participent, soit en détournant les yeux et au pire en jugeant de façon négative jusqu’à l’insulte parfois, celles qui vivent ce drame absolu, comme si leur cauchemar ne suffisait pas? »

Non, il faut les marquer au fer rouge. Telle est la loi du patriarcat, inscrite profondément dans les consciences conditionnées aussi bien des hommes que des femmes. Oui, quand réaliserons-nous cette monstruosité aux tréfonds de nous-mêmes ?

Tout le monde connait les initiatives et les actions courageuses, concrètes de la défunte pour venir en aide à ces damnés de la terre, les femmes et leurs enfants hors-mariage. Elle en a sauvé des milliers et d’autres, inspirés par ses actions, ont pris la relève.

Merci à vous, respect et admiration, grande dame, chère au cœur des marocains mais pas seulement. Vôtre aura a dépassé les frontières du pays. Vous êtes « paradygmatique » au sens où vous représentez pour toujours ce que doit être le parcours d’un être humain véritable.

« Sauver un être humain, c’est sauver toute l’humanité », lit-on dans le Coran.
N’est-ce pas ce que répètent les pieux, les vertueux sans appliquer en actes ce principe moral universel ?

Oui, vous pouvez partir en paix et dans la lumière car vôtre parcours de vie est le seul qui vaille. Très peu empruntent ce beau et noble chemin, hélas. Et le monde tient encore, peut-être, grâce à cette poignée de personnes.

« Alla8rehmek, a Lalla Aïcha! » 🙌💕

* « Association Solidarité féminine » avec ses nombreux refuges, ses crèches et ateliers de formations, instruction…etc > https://solfem.wordpress.com/home/

Texte d’hommage de Madiha Hajoui

 

A propos de Aïcha Ech-Chenna

tanger-experience - le web magazine de Tanger - Disparition de Aicha Ech ChennaL’enfant adulte

Née une journée d’août 1941 à Casablanca, sa maman n’avait alors que 17 ans. À 4 ans à peine, Aïcha perd coup sur coup son père et sa petite sœur : son père meurt en 1945 de la tuberculose, suivi quelques mois plus tard de sa petite sœur décédée de la leucémie.

Avec une maman brisée, veuve à 20 ans à peine, Aïcha devient adulte très rapidement et doit prendre soin de sa mère : « On vivotait toutes les deux ». Elle l’accompagne pour l’ensemble des démarches administratives et se sensibilise très vite au monde bureaucratique.

Jeune et jolie, sa maman ne tarde pas à se remarier à un notable à Marrakech. Aïcha étudie à l’école française où elle s’est faite parrainer par des amis aisés de la famille qui l’avaient prise en sympathie.
Aux prémices de sa puberté, à 12 ans à peine, le beau-père d’Aïcha exige qu’elle porte le voile et sa mère l’accepte. Son beau-père va encore plus loin et il demande désormais qu’Aïcha cesse d’aller à l’école. Cela, la maman d’Aïcha ne l’accepte pas. Elle-même contrainte de rester cloîtrée à la maison, elle refuse ce sort pour sa fille et décide d’envoyer Aïcha seule à Casablanca chez sa sœur. C’est ainsi que la petite Aïcha, âgée de 14 ans et quelques, monte seule dans un bus direction Casablanca, avec en poche un morceau de pain Gauthier, une boite de sardines et quelques dirhams.

À Casablanca, Aïcha poursuit à l’école française où elle obtient son diplôme d’études primaire. Dans le même temps, sa mère réussit à obtenir sa répudiation et rejoint Aïcha à Casablanca. Aïcha poursuit ses études avec une formation de dactylographie franco-arabe.

Âgée de 17 ans, Aïcha est chargée de subvenir à ses besoins et à ceux de sa mère, et c’est dans ce contexte, qu’elle réussit à être embauchée en tant que secrétaire médico-sociale chez les lépreux.

Des « coups de poings » en guise de prises de conscience.

Après 6 mois de travail chez les lépreux, Aïcha est mutée à la ligue marocaine contre la tuberculose où elle travaille quelques années. Encouragée par l’assistante sociale, elle passe le concours d’infirmière qu’elle réussit. Pendant ses études, elle continue de travailler pour payer l’appartement.

Lors de ses visites à domicile, où elle prendra ses premiers « coups de poings », elle prend conscience du manque de planification familiale dans les foyers. Engagée dans une association de jeunes qui débattent de sujets de société, Aïcha décide de proposer comme thématique pour le prochain colloque la planification familiale. Reçue par le premier ministre pour discuter de ce colloque, elle reçoit ses encouragements : « ce genre de sujet doit partir de jeunes comme vous, sans vous, nous n’aurons pas le soutien de la société ». Un an après ce colloque, en 1966, le roi Hassan II lancera alors officiellement la planification familiale.

Après les visites à domiciles suivent son engagement dans les prisons où elle sensibilise à la planification familiale et aux MST. Aïcha y découvre les catastrophes humaines, les conditions sociales injustes vis-à-vis des femmes et en particulier celle des mères célibataires et de leurs enfants, parfois nés à la prison et n’ayant jamais vécu ailleurs.

Une battante hors pair.

C’est en prison que les multiples combats d’Aïcha débutent avec notamment Fatima, une jeune fille dont le destin était de se retrouver aux mains de la maquerelle à sa sortie de prison. Aïcha s’est battue pour la placer en orphelinat et éviter ainsi de sombrer dans la prostitution. Aujourd’hui Fatima a un mari attentionné qui l’aide à retrouver les traces de ses parents et elle coule des jours plus heureux.

Des combats comme celui-ci, Aïcha en a mené plus d’un, notamment pendant son métier d’assistante sociale : pour une enfant amputée qui avait semé la trace de sa famille, pour un enfant malien perdu à Casablanca, pour retirer une enfant des mains d’un père violeur, pour une mère célibataire souhaitant récupérer son enfant, etc…

À chaque histoire, Aïcha s’est démenée pour élargir son réseau, braver les démarches administratives, trouver d’infimes indices en quête d’une trace dans des villages perdus… Elle réussit toujours à atteindre les hautes personnalités pour faire entendre sa voix et mettre la société marocaine face à ses responsabilités.

Solidarité Féminine, le combat d’une vie.

En tant que membre de l’Union Nationale des Femmes Marocaines et travaillant dans l’éducation sanitaire, Aïcha est devenue un embryon de tous les services sociaux et elle avait obtenu la sympathie des hautes personnalités.
Après tous ces combats personnels et « ces coups de poings » reçus, Aïcha s’allie à Marie-Jean Tinturier et Michèle Benihoud pour créer « Solidarité Féminine », une association avec pour objectif l’assistance des femmes seules (mères célibataires, divorcées, veuves) démunies et ayant des enfants à charge. L’association leur procure un travail pour les réinsérer dans la société.

L’association est créée sous le parapluie de la princesse Fatima Zora. Aïcha ne comprend que plus tard que cette protection est primordiale. C’est vrai, Aïcha a toujours osé parler: que ce soit des mères célibataires et des enfants abandonnés, de l’inceste, etc. Si bien qu’elle reçoit une fatwa et se retrouve nominativement condamnée dans les mosquées. On l’accuse d’encourager la prostitution en protégeant les mères célibataires.

Cette fatwa n’a pas suffit pour qu’Aïcha jette l’éponge. À 78 ans, Aïcha a contnué de se battre pour Solidarité Féminine car c’est sa destinée. Mektoub, « c’était écrit ».

C’est donc tout naturellement que son conseil est le suivant : «Il faut savoir écouter votre vie, votre destin, le cheminement se trouve en vous ».

Portrait de Aïcha Ech-Chenna par World of Women

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