Il y a trois ans Stéphanie Gaou a créé la librairie les insolites à Tanger. Un concept nouveau et un lieu anti-conformiste qui mêle livres, littérature, rencontres, découvertes artistiques et convivialité… Et l’an dernier elle a publié « Capiteuses », son premier livre. Elle est directe, incisive voire tranchante parfois, décidée, sensible. Elle nous livre ses impressions, son feeling de ce qu’elle fait, de ce qu’elle vit ici et ailleurs…
Stéphanie Gaou, d’où venez-vous et quel est votre parcours ? Je suis née à Cannes, c’est un fait. Moins tangiblement, je ne sais pas vraiment d’où je viens. Les années passent et je me vois sortir de partout des ancêtres d’origines un peu floues qui, forcément, ont des conséquences sur ma manière d’appréhender mes racines. Je dirais que je viens de la Méditerranée et comme c’est une zone encadrée, limitée géographiquement mais mouvante parce que liquide, cela me convient assez.
Vous êtes à Tanger depuis une dizaine d’années, qu’est-ce qui vous a motivée pour vous installer ici ? Je crois que rien ne motive à aller quelque part en un lieu qui n’est pas celui de notre naissance, si ce n’est justement, cet appel du lieu, ce désir d’aller vers soi en découvrant l’autre. Tanger était ma sirène africaine, une sorte de retour aux sources illusoires de ce que j’avais envie d’imaginer sur moi. Je m’ennuyais beaucoup en France. J’avais toujours envie d’arriver quelque part. Je passe mon temps à faire mes bagages. Il s’est avéré que ce lieu avait raison de m’appeler, que je m’y fonds souvent comme en une rivière. Que j’aime aussi cette sorte d’ancrage ponctuel dans l’Afrique qui est mienne au cœur depuis toujours, et que je trouve ici, même si c’est une Afrique blanche, comme je le suis d’ailleurs.
Au départ, vous vouliez faire quoi à Tanger ? Sensiblement ce que je fais dans le lieu que j’ai créé, les Insolites. Sauf que j’avais davantage d’ambition, je voulais profiter d’un espace plus grand, j’avais même acheté avec mon ex-mari une maison ancienne avec jardin à Marshan pour réaliser ce projet. Un lieu très ouvert, qui aurait fonctionné au feeling, avec des gens de passage du monde entier qui auraient laissé leur empreinte, des endroits où se poser pour manger, s’arrêter, divaguer et rêver devant des œuvres choisies, de la photo, des bouquins partout, des tableaux. Cela n’a pas pu se faire pour tout un tas de raisons purement matérielles. Mais l’envie est restée. Et les Insolites sont nés longtemps plus tard. Plus modestement, certes, mais avec le même punch, la même gnaque de mettre en avant le Maroc créatif et artiste de maintenant, et pas d’encenser de façon un peu stérile le passé, comme il est d’usage de le faire à Tanger.
Comment est né le projet de la librairie les insolites ? Il est né de l’envie de partir à Dakar qui ne s’est pas concrétisée à un certain moment de ma vie, c’était en 2008. Pour me « relancer », je me suis dit que, finalement, le moment était peut-être venu de réaliser ce fantasme qui me poursuivait depuis des années : un lieu de livres, sensible et sensé, ouvert à tous, sans considération de niveau intellectuel ou social, un lieu simple mais consacré à ce qui fait ce monde beau et exigent. Un lieu pour le livre, les rencontres, les échanges, la polémique parfois. Mais pas seulement. Parce qu’une librairie qui n’a rien de plus que les autres librairies, à mon avis, est vouée à mourir tôt ou tard. Et puis les libraires qui font la gueule, parce qu’ils s’estiment garants du savoir m’ont toujours cassé la tête. Et j’en ai vu un bon paquet de par le monde. J’ai donc mis en place une nouvelle idée : prendre le livre comme prétexte de crédibilité, mais l’entourer d’œuvres, de création, de photographies, de dessins. Laisser le lieu en projet artistique à chaque fois. Depuis trois ans, plus d’une centaine de personnalités se sont installées dans cet espace et ont généré plus ou moins d’enthousiasme, de partages d’émotions, de ressentis. C’est cela qui compte le plus.
Pourquoi ce nom ? Ce n’est pas un nom de librairie ? Il n’y a pas de nom figé de librairie, si ? Au départ, j’avais pensé à un nom plus explicite, plus factuel, plus en lien avec la sémantique de Tanger et à la rue Vélasquez qui m’inspirait beaucoup. Mais ce premier mot, La Tangente, a été refusé par l’administration. Les Insolites, ça correspondait assez à mon tempérament et à ce que je ressentais de la ville et des personnes qui peuplent cet endroit. Je ne le regrette pas du tout. C’est un terme qui fait appel à l’imagination de celui qui le dit et celui qui l’entend. Et puis, cela répondait à mon envie de proposer un lieu différent, parfois plus culotté que ce que l’on voyait à l’époque à Tanger. Car à part la Cinémathèque, je ne voyais pas de lieu très décalé dans le paysage culturel de la ville et je trouvais ça très dommage. Fantasmer sur l’interzone, la « Beat Generation », tout ça, et ne même pas avoir un lieu vivant qui génère un tel décalage dans le livre et l’art, ça me semblait une aberration ubuesque, alors j’avais beau avoir assez peu de moyens, je n’étais pas pauvre en audace, je me suis lancée.
Les insolites ont trois ans, quel est précisément le concept de ce lieu et quels sont les enseignements de ces trois premières années ? Il n’y pas de concept précis du lieu. L’espace a évolué comme un être à part entière. Les personnes qui travaillent – et ont travaillé – avec moi laissent tous/toutes leur marque, leur style. J’aime travailler avec des gens qui ont une personnalité parfois en contradiction de la mienne et qui me bousculent un peu, je râle un peu beaucoup, mais je crois être assez ouverte face à des personnes convaincantes, on peut donc me faire céder. Et j’aime surtout travailler avec des gens sensibles à l’art et la culture. Le lieu suit cet état d’esprit. Ce que je retiens de ces trois années, c’est qu’il faut garder la part de ses rêves d’enfant en vie, quoiqu’en disent les Cassandre – et Dieu sait qu’ils sont nombreux, les médisants, dans cette ville ! – et continuer, malgré les embûches, parce que le jeu en vaut vraiment la chandelle. Rien n’est plus beau pour moi que d’être appelée « Stéphanie, les insolites » quand je débarque dans un lieu à Paris, Londres ou Casablanca, non pas pour mon ego, mais parce que le lieu m’a dépassée, qu’il appartient aux autres, comme je le souhaitais au moment de le réaliser.
Comment allez vous faire évoluer ce lieu dans les années à venir ? Je ne sais pas encore. Beaucoup de projets, rien de précis encore. Mais cela viendra en son temps. Je ne suis pas une rapide. Je suis obstinée et concrète, mais je pense que le bon moment se fait sentir tout seul, que je dois juste être à l’écoute. Je crois beaucoup en la tempérance dans ma vie professionnelle. Continuer. Croire et continuer. Et l’évolution finit par se faire, par le haut ou par le bas, ce n’est pas grave. C’est une courbe normale dans la vie. Mais il faut croire pour continuer, c’est une certitude.
Quelle est la clientèle de la librairie et d’où vient-elle ? Que pense t-elle de la librairie ? La clientèle est extrêmement variée. Elle est de plus en plus marocaine. Et je crois que c’est ce qui m’apporte la plus belle récompense. Elle est jeune aussi et curieuse. Et elle partage avec moi cette envie de bousculer un peu Tanger, de lui mettre des coups dans les pattes pour la faire avancer. Un peu marre du dinosaure, de la lancinance typique de la ville. Les compliments affluent souvent sur le lieu, la décoration. J’ai conscience cependant que le lieu est un peu limité en terme de choix de livres, mais là aussi, il évolue tout seul. Je n’ai jamais revendiqué une librairie généraliste avec du tout-venant, je veux garder ce côté intimiste et ouvert à la fois, choisi mais pas élitiste. C’est là toute la nuance avec d’autres librairies. Je l’assume complètement.
Comment en assurez-vous la promotion ? De la manière classique : publicité, articles de presse, radio, parfois émissions de tv, évènements chaque semaine.
Vous vous voyez vieillir dans votre librairie à Tanger ? Je ne me vois pas vieillir tout court. Tout au plus, rajeunir peut-être, oui.
Propos de Stéphanie Gaou recueillis par Paul Brichet
Crédit photos: Roland Beaufre, Hicham Gardaf
Les insolites, ils en parlent…
De mon côté, pour avoir travaillé à Casablanca et Rabat j’avais prévu le temps de mon exil tangérois une valise exclusivement consacrée aux livres dont j’étais persuadée à tords de ne pas trouver traces au Maroc. Lors de mon premier passage aux Insolites il y avait environ 80% des livres que j’avais décidé d’emmener avec moi, j’ai ainsi pu constater que le mot insolite n’était absolument pas galvaudé ! Un lieu que je trouve cohérent par rapport à la beauté impalpable mais néanmoins charmante de Tanger. Julie Mazerolles
Un soir d’été, de retour de mon chantier, j’ai marché jusqu’à la libraire que je ne m’attendais pas à trouver nichée dans une rue aux activités marginales. Elle était comme une lanterne jaune au milieu des lanternes rouges, une oasis de livres habitée par quelqu’un avec qui on pouvait parler de littérature, de musiques éclectiques, de tout avec gourmandise. Et en rire. La conversation est tout de suite partie vers le théâtral, l’imaginaire, le philosophique ou le délire. Au fur et à mesure de nos rencontres, Stéphanie et ceux qu’elle m’a fait rencontré ont largement contribué à me faire aimer et comprendre Tanger. Antoine Fournier
J’ai connu Stéphanie en visitant un jour sa belle librairie « les insolites ». Très vite, j’ai été attiré par son charme et son sourire joyeux qui répand une grande énergie autour d’elle. Je me suis dit que seule une femme comme celle-ci pourra rendre à Tanger l’aura qu’elle avait jadis. A chaque fois que je me trouve à Tanger, je ne cesse de rendre visite à deux librairies « les insolites » et « les Colonnes ». Je peux y passer des heures entières sans m’ennuyer et sans sentir la moindre fatigue. Finalement, la meilleure vie est celle qu’on passe au milieu des livres… Anas El Hajjaji.