La Cinémathèque de Tanger accueillait les 25 ans de la Fondation Groupama Gan pour le Cinéma du 2 juin au 15 juillet 2012. Le long métrage d’animation Persepolis, qui devait y être projeté à trois reprises, n’a finalement pas été diffusé. Un signe de l’influence du nouveau chef du gouvernement Abdelilah Benkirane, et de son parti (PJD) ? Ou prudence par peur de débordements ?
Un directeur de télévision tunisienne condamné pour « atteinte aux valeurs du sacré »
Le 3 mai 2012, le directeur de la télévision privée Nessma TV, Nabil Karoui, est condamné par la justice tunisienne, à payer une amende de 2400 dinars (1200 euros). Son crime : « Atteinte aux valeurs du sacré », selon ses accusateurs, qui lui reprochent la diffusion du film d’animation franco-iranien Persepolis. Il encourait une peine de jusqu’à trois ans de prison ferme.
Les islamistes indignés
Mais qui l’attaque ? Des avocats, des associations religieuses et même des particuliers. Une scène du film les indigne tout particulièrement : le personnage représentant la réalisatrice Marjane Satrapi parle du régime iranien de Khomeiny à un Dieu personnifié. Seulement, la représentation d’Allah est proscrite par l’Islam et considérée comme un blasphème.
Une affaire qui fait du bruit
L’affaire est médiatisée et la voix internationale se fait entendre : plusieurs ONG appellent à la liberté d’expression. Amnesty International, Reporters sans frontières et la Fédération internationale des ligues des droits de l’Homme soutiennent Nabil Karoui qui est pourtant condamné « pour la diffusion au public d’un film troublant l’ordre public et portant atteinte aux bonnes mœurs » par le tribunal de première instance de Tunis, dans un pays où les élections d’octobre 2011 ont été remportées par le mouvement islamiste Ennahda.
Le film en lui-même
Le film Persepolis se déroule en 1978. C’est l’histoire de Marjane, petite fille de huit ans qui grandit dans la capitale iranienne, Téhéran, bien entourée par des parents modernes et cultivés. Elle assiste à la chute du régime du Chah et à l’instauration de la République islamique qui s’accompagne du contrôle des tenues et du comportement. Le voile est imposé à une Marjane qui se sent devenir révolutionnaire alors que la répression intérieure s’intensifie.
Ses parents l’envoient en Autriche car ses opinions assumées et son rejet des règles la mettent en danger. Elle goûte aux joies de la liberté pendant son adolescence et revient plus âgée dans son pays natal, qui lui n’a pas grandi. Etudiante en faculté d’art, ses dessins contrarient, et elle assouvit son besoin de liberté avec ceux qui, comme elle, refusent cette oppression qui touche tous les aspects de la vie et désobéissent au gouvernement islamiste. Une résistance qui dit non à la misère culturelle et sexuelle mais qui l’oblige à vivre dans la peur de la répression.
La polémique en Iran
La série de bande-dessinées de Marjane Satrapi, qui est à l’origine du film, n’a jamais été publiée en Iran, l’œuvre étant jugée contraire aux valeurs de la révolution islamique. Le gouvernement du président iranien Mahmoud Ahmadinejad avait en effet qualifié Persepolis d’« islamophobe » et d’« anti-iranien ». Seule une version très censurée a pu être diffusée sur la terre natale de l’auteure.
Festival de Cannes
Le Festival de Cannes 2007 avait inclus Persepolis à sa sélection officielle, déclenchant la colère de Téhéran. La Fondation du cinéma Farabi, qui dépend du ministère iranien de la Culture, avait même envoyé une lettre à l’attaché culturel de l’ambassade de France à Téhéran, qui disait : « Cette année le Festival de Cannes a sélectionné un film sur l’Iran qui présente un tableau irréel des conséquences et des réussites de la révolution islamique. Se peut-il que la sélection de ce film ne soit pas à mettre au compte d’un acte politique ou même anti culturel de la part du festival ? ».
Le film reçoit le Prix du jury. Une preuve d’« islamophobie » selon un conseiller culturel de la présidence iranienne. La Fondation accuse quant à elle les responsables du festival d’« agir en conformité avec les politiques biaisées des puissances dominantes ».
La situation actuelle au Maroc
Le Maroc prendrait-il ce même chemin ? La déprogrammation du film à la Cinémathèque de Tanger interroge. D’autant qu’aucune explication n’a été réellement donnée quant à l’annulation des trois projections, prévues les 7, 11 et 15 juillet. Aucune annonce sur le site, aucune annonce officielle, alors que la Cinémathèque de Tanger se vante d’habitude de son indépendance et de sa transparence.
La Fondation Gan Groupama s’accorde sur un « principe de précaution »
Gilles Duval, délégué général de la Fondation Gan Groupama, partenaire de l’évènement, justifie les déprogrammations de la Cinémathèque de Tanger par « un principe de précaution » : « Ce sont des lieux de diffusion fragiles et personne n’a intérêt à voir ce lieu remis en cause, dans sa programmation ou dans son existence, même sur la base d’un seul film, aussi beau soit-il. »
Le Centre cinématographique marocain avait pourtant approuvé le film, qui avait alors trouvé toute sa place dans le programme officiel de la Cinémathèque de Tanger, imprimé en 3500 exemplaires. Et pourtant le film disparaît, remplacé par Séminaire du manifeste des voleurs et Une vie de chat. Marjane Satrapi, mise au courant, a réagit : « J’ai l’habitude d’être censurée, attaquée, déprogrammée…»
Autocensure ? Pressions extérieures ?
Alors qui est responsable ? La Cinémathèque de Tanger a-t-elle eu des pressions extérieures ? S’est-elle autocensurée ? Cyriac Auriol, cofondateur de la Cinémathèque de Tanger qui a participé à la programmation, avait pourtant déclaré : « Pour nous, programmer Persepolis n’était pas un geste militant ni provocateur mais la volonté d’envoyer un signal de normalité. Un signal discret, mais que les gens intéressés sauraient voir, que le Maroc n’est pas la Tunisie et que nous ne vivons pas dans un pays soumis à la censure. »
La censure de la Tunisie a-t-elle contaminée le Maroc ?
Sa déprogrammation voudrait-elle donc dire à l’inverse que le Maroc s’apparente aujourd’hui à la Tunisie dans ce domaine ? La censure ne prendrait-elle pas des noms plus lisses comme « art propre », « cinéma consensuel » ? Ces mots prononcés par certains députés islamistes sont dénoncés par le réalisateur franco-marocain Nabil Ayouch qui explique : « Il y a une crispation autour du monde de la culture. L’arrivée du PJD a eu l’effet de libérer toute une frange conservatrice qui ne s’exprimait pas avant. »
Auront-ils eux aussi le dessus sur la liberté d’expression ?