Des explorateurs aux vacanciers, comment le Maroc est devenu un haut lieu du tourisme. Au Maroc, le tourisme est l’un des principaux secteurs d’activité et emploie 15% de la population active. Alors que les autorités s’affairent pour attirer les visiteurs malgré les dégâts causés par le séisme du 8 septembre, retour sur la façon dont le royaume s’est mué en destination de vacances, à partir du XIXe siècle.
« On suit le chemin qui tourne à droite devant la légation d’Allemagne […], la route assez mal pavée passe entre les talus du cimetière maure tout plein d’aloès […], au-delà du petit vallon se dresse El Monte, présentant sa face sud-est couverte de gourbis isolés. On arrive bientôt au ruisseau des Juifs, que l’on passait jadis sur un pont qui fut détruit par les eaux de l’hiver 1886-1887 […] et l’on a vite atteint le Cap Spartel, où se dresse le phare […]. C’est la pointe extrême nord-ouest du continent africain. C’est l’ancien cap de la vigne de Strabon. » Nous sommes à Tanger, ville du Nord du Maroc, sur le détroit de Gibraltar. Ces quelques lignes sont extraites du premier guide de voyage imprimé en 1888, justement à Tanger, par André de Kerdec-Chény.
Tout débute donc dans la ville du détroit. Jusqu’à la fin du XIXe siècle, les villes marocaines de l’intérieur sont hermétiquement fermées aux étrangers. On a pu voir des explorateurs tels que Charles de Foucauld se grimer en Juifs marocains afin de circuler sans entrave dans l’arrière-pays. Le Makhzen redoute alors comme la peste les évangélisateurs chrétiens.
Dans les bagages de la colonisation
Quoi qu’il en soit, le coup d’envoi du tourisme, au Maroc, est donné par la multiplication des lignes de steamers, comme ceux de la compagnie française Paquet, après les années 1880. « Paradoxe amusant : la saison touristique est plutôt l’hiver », explique l’historien français Jean-Louis Miège. Les « hivernants » sont en quête d’hivers doux. Et l’empire chérifien les leur offre. D’autant que ces vacanciers posent leurs malles dans les villes portuaires, à Tanger, Mogador [Essaouira], Mazagan [El Jadida], où l’influence océanique modère les frimas.
Le tourisme débute tout naturellement avec la colonisation. En 1830 en Algérie, en 1881 en Tunisie, et bien avant en Égypte, dans les années 1860, avec Thomas Cook. La particularité du Maroc est que la pénétration occidentale s’étale sur plus d’un demi-siècle. Difficile de fixer avec précision le moment où tout a commencé. Une chose est sûre, le tourisme, d’abord occasionnel à la charnière du XXe siècle, est dopé par l’établissement du protectorat, en 1912.
En 1921, Georges Desroches (auteur du Maroc, son passé, son présent, son avenir) détaille ainsi le trajet : « Pour gagner le Maroc au départ de Paris, on peut suivre l’un des trois itinéraires ci-après. 1° Paris-Marseille-Tanger-Casablanca ; 2° Paris-Bordeaux-Casablanca ; 3° Paris-Bordeaux-Madrid-Algésiras-Gibraltar-Tanger-Casablanca ». Tanger et Casablanca sont alors l’épicentre du tourisme. Une fois au Maroc, il est difficile de circuler en automobile. Routes et chemins de fer sont tout simplement inexistants jusqu’à la fin des années 1910.
En 1918, Lyautey met sur pied un Comité central du tourisme. Première institution marocaine chargée de coordonner et de développer le secteur, ce comité est l’ancêtre de l’Office chérifien du tourisme, puis de l’ONMT (Office national marocain du tourisme), qui verra le jour en 1946. « Le tourisme est appelé, sans aucun doute, après la guerre, à prendre au Maroc une extension [sic] aussi importante que celle que l’on a enregistrée en Algérie et en Tunisie, et qui a été si profitable à nos deux grandes colonies méditerranéennes », indique la revue France-Maroc du 15 octobre 1918.
Pour ce faire, Lyautey fait appel aux trois plus importantes organisations touristiques françaises de l’époque : le Club alpin français, le Touring club de France et l’Office national du tourisme. « Le réseau des routes qui vont relier les régions les plus lointaines aux ports de la côte se développe surtout à partir de 1930 », précise l’ethnologue Robert Montagne.
En attendant, le comité du tourisme protectoral pare au plus pressé. Les premiers animateurs touristiques de l’empire chérifien ne sont autres que des officiers. Pas très surprenant quand on sait qu’ils ont arpenté le terrain pour pacifier les quatre coins du pays…
Vendre des rêves exotiques
Afin de séduire les touristes, la littérature de voyage – en vogue depuis le XVIIIe siècle et la pratique du « Grand Tour », mise à la mode par la noblesse anglaise – vend de l’exotisme oriental. Par exemple, le guide Hachette de 1919 note que l’empire chérifien est « une terre du Moyen-Âge africain, avec une couleur et un charme locaux […]. Cette ancienne terre, avec ses anciennes pratiques, ses monuments remarquables et sa douce vie pastorale a été une source forte d’impressions ».
Ensuite, pour recevoir la clientèle huppée (les ouvriers ne bénéficieront des congés payés qu’à partir de 1936), Lyautey pense à construire des hôtels de luxe. En moins d’une décennie, La Mamounia, à Marrakech, puis le palais Jamaï, à Fès, sont aménagés pour accueillir les touristes. Le second, construit en 1879 par le grand vizir de Moulay Hassan Ben Mohammed (1873-1894), est réaménagé de fond en comble par la Compagnie générale transatlantique.
Au tournant des années 1930, le Maroc ne peut toutefois se visiter dans sa totalité. Et pour cause : le pays n’est pacifié qu’en 1934, avec la prise du djebel Saghro, dans le Haut-Atlas. Autre raison : l’absence de routes et d’établissements hôteliers. Certes, il existe des fondouks, à mi-chemin entre l’auberge et le caravansérail, mais ce sont des structures moyenâgeuses, où les hommes côtoient les montures. Par ailleurs, même si l’explorateur français René Caillié passe ses nuits dans des fondouks à son retour de Tombouctou, les aventuriers les évitent, redoutant la promiscuité.
Quoi qu’il en soit, à côté des villes côtières, ce sont les villes impériales – Fès, Meknès, Marrakech, Rabat – et leurs environs qui deviennent des destinations touristiques dans l’entre-deux-guerres. Il faudra attendre l’après-guerre pour voir l’offre touristique se diversifier. Stations balnéaires, excursions en montagne, circuits… Les encarts publicitaires se multiplient dans la presse française du début des années 1950.
Le Maroc semble alors en tête des destinations touristiques en Afrique, et tout est fait pour plaire aux touristes européens. En 1953, dans un pays dont l’on vante l’ensoleillement, les dunes et les plages, on crée une station de ski à Oukaimden, dans le Haut-Atlas, à une centaine de kilomètres de Marrakech. Deux premiers téléskis y sont installés.
Après 1956, le Maroc nouvellement indépendant comprend l’importance du tourisme. Il lui dédie un ministère. Ce n’est toutefois qu’une décennie plus tard, avec le plan triennal 1965-1967, qu’il commence à investir massivement dans le secteur. La situation politique n’est pourtant pas très propice. L’instabilité sociale et économique a des répercussions négatives sur le tourisme marocain. Qui plus est, jusqu’en 1978, l’investisseur principal est l’État. Ce n’est que dans les années 1980 que le secteur touristique, sous l’impulsion de la libéralisation et des privatisations, prend la physionomie qu’on lui connaît aujourd’hui.
Sous le règne de Mohammed VI, l’objectif de recevoir 10 millions de touristes en 2010 est atteint. L’intermède Covid, entre 2019 et 2022, porte toutefois un rude coup au secteur. En revanche, le séisme d’Al Haouz, le 8 septembre dernier, semble avoir eu un impact limité : ce même mois, le nombre de visiteurs a connu une hausse de 7%. Le cap des 14 millions sera aisément atteint cette année. On ignore seulement – et les statistiques de l’Observatoire du tourisme ne le disent pas – qui, des étrangers ou des MRE (Marocains résidant à l’étranger), sera venu faire le plein de soleil.
Farid Bahri pour Jeune Afrique