« Nid d’espions » : à Tanger, des nazis, des franquistes et des vichystes dans l’import-export. Durant la première moitié du XXe siècle, la ville marocaine est « une sorte de tripot où les joueurs marchandent les plans secrets de toutes les armées du monde », comme l’a écrit Jean Genet.
« Nid d’espions ». Alors qu’OSS 117 fait son retour au cinéma, « l’Obs » vous propose un voyage dans le monde des services secrets en cinq étapes : Istanbul, Vienne, Berlin, Venise aujourd’hui c’est Tanger.La récente affaire des téléphones piégés par le logiciel Pegasus nous l’a appris, Rabat, capitale du Maroc, est l’un des grands foyers de l’espionnage contemporain. Chez tous les amateurs d’histoire, cela a dû éveiller des souvenirs. Pendant la première moitié du XXe siècle, une autre ville du royaume chérifien avait déjà joué ce rôle : Tanger. Comme Paris était la capitale de l’élégance, Londres celle de la finance ou Guémené celle de l’andouille, il était entendu que la grande cité du Rif était un des plus grands « nids d’espions » du monde. Telle était, en tout cas, sa mythologie, très établie auprès du grand public par la culture populaire.
Sur la trentaine de longs-métrages tournés depuis les années 1930 et se déroulant au moins en partie dans la ville, une bonne moitié – souvent d’affligeants nanars – met en scène de troubles agents secrets. La littérature est à l’avenant. « Les films et les romans ont fait de cette ville un lieu terrible, une sorte de tripot où les joueurs marchandent les plans secrets de toutes les armées du monde », écrit joliment Jean Genet dans « le Journal du voleur », en tentant d’apercevoir les contours mordorés de ses remparts et de son port depuis la côte espagnole. La réalité fut-elle à la hauteur de tant de fictions ? En fouillant dans les arcanes de l’histoire, on trouve quelques raisons de le penser.
« Une usine à gaz de première catégorie »
Si Tanger, pendant si longtemps, a aimanté autant de fantasmes, elle l’a dû à un statut particulier dont les racines remontent à loin. Jusqu’au début du XIXe siècle, le Maroc est resté un vieux sultanat fermé qui a su préserver jalousement son indépendance et son mystère. Les deux commencent peu à peu à s’émousser sous la pression des Européens, avides de dévorer le monde. A partir des années 1850, ils obtiennent du sultan la possibilité d’ouvrir des représentations diplomatiques dans le pays. En raison de la proximité avec l’Europe et du port qui facilite les liaisons avec le Vieux Continent, ils choisissent Tanger pour y installer leurs « légations » – c’est-à-dire les ambassades de rang secondaire – avec leurs diplomates et leur personnel. Hier encore strictement maure et fermée sur elle-même, la ville découvre les charmes du cosmopolitisme.
Au début du XXe siècle, le Maroc est un des derniers endroits de la planète à avoir échappé à la curée coloniale. Plus pour longtemps. Il est très convoité, entre autres par l’Allemagne, qui finit de se constituer, en rêve, un empire outre-mer. Le Kaiser en personne débarque à Tanger en 1905 pour saluer le sultan. Ce qui met la France en rage. Déjà maîtresse de l’Algérie et de la Tunisie, elle estime que le royaume chérifien doit lui revenir. Seulement l’Espagne pense elle aussi avoir des droits sur son voisin du sud, tandis que le Royaume-Uni, obsédé par le contrôle du détroit de Gibraltar – porte d’entrée de la Méditerranée –, n’a guère envie de voir un rival occuper la côte qui fait face à son célèbre rocher.
Vers 1911-1912, après une première conférence internationale sous médiation américaine (à Algésiras, en 1906) et une nouvelle « crise marocaine » (l’envoi d’une canonnière allemande en baie d’Agadir) qui manque dégénérer en guerre entre Paris et Berlin, on aboutit enfin à une solution propre à satisfaire tout le monde. L’Allemagne accepte de se retirer de la zone en échange de territoires en Afrique équatoriale autour de sa colonie du Cameroun. Le sultanat lui-même est partagé entre un protectorat français et, au nord (le Rif) et au sud (le Sahara occidental) un protectorat espagnol. Sur pression des Britanniques enfin, Tanger est retirée du gâteau avec une zone environnante de 382 km2 pour être donnée à tous : déclarée neutre, elle est placée sous le contrôle de ce que l’on appelle alors les « puissances » (c’est-à-dire les principaux pays européens et les Etats-Unis) sous une forme juridique à définir. La Première Guerre mondiale empêche de le faire. Il faut attendre 1923 pour que soit finalement fixé ce fameux et improbable statut.
Tâchons de le résumer : la place reste nominalement sous la souveraineté du sultan du Maroc, représenté par un dignitaire appelé le Mendoub qui a son palais et sa belle garde noire mais n’a en fait d’autorité que sur les sujets musulmans et juifs. Il préside aussi – de façon purement protocolaire – une « assemblée législative » composée des délégués de huit nations (France, Royaume-Uni, Espagne, Belgique, Pays-Bas, Portugal, Italie et Etats-Unis), elle-même tempérée par un comité de contrôle où siègent les diplomates, chapeauté à son tour par un administrateur flanqué de deux adjoints, un Français et un Britannique, qui gèrent tout en sous-main, sans parler de l’Espagnol qui dirige la gendarmerie. Vous n’avez rien compris ? C’est voulu. En gros, la ville devient une usine à gaz de première catégorie, ce qui arrange tout le monde. On peut s’en servir pour tous les mauvais coups. Parfaitement ingouvernable, elle est ouverte à tous les trafics, à tous les proscrits, à toutes les manigances et – en général, cela vient avec – aux activités de renseignement.
Le grand basculement de 1940
Dans un premier temps, celles-ci sont sans doute moins actives qu’on ne veut bien le penser dans les romans de gare que la cité commence à inspirer. Il manque un peu trop de vrais ennemis sur place. Depuis leur défaite de 1918, les Allemands ont été chassés de la sphère coloniale. Ils ne peuvent même plus y commercer et ne réussissent à faire un peu d’import-export qu’en utilisant des sociétés-écrans, souvent tchèques. S’en sont-ils servis pour appuyer en sous-main la grande révolte des tribus qui secoue le Rif dans les années 1920, et les dresser contre les Espagnols et les Français ? Divers articles de journaux de l’époque le subodorent. On ne trouve guère de preuve que ces soupçons soient fondés.
Il faut attendre la fin des années 1930 pour que les choses prennent forme. En 1935, Berlin obtient le droit de revenir commercer en Afrique et ouvre un consulat à Tétouan, capitale du protectorat espagnol. C’est dans cette zone qu’un an plus tard, en juillet 1936, un certain Franco et ses amis font le putsch qui déclenche la guerre d’Espagne (1936-1969)… Tout est en place pour amener le grand basculement de 1940.
Sitôt que la France connaît sa triste débâcle, en mai-juin 1940, le Caudillo qui règne désormais en maître à Madrid en profite pour lui tirer dans le dos. Le 14 juin – le jour même où la Wehrmacht entre dans Paris –, il envoie ses troupes marocaines occuper Tanger, officiellement pour en « garantir la neutralité ». Quelques mois plus tard, il en ouvre les portes à ses amis allemands, qui s’installent dans le palais du Menboub qui a vidé les lieux, et dans quelques autres luxueuses villas. Très soucieux de ne pas insulter l’avenir en froissant un vainqueur possible, le dictateur espagnol n’ose pas chasser les autres représentations diplomatiques.
Nous voilà donc au moment le plus irréel de cette histoire. Pendant environ quatre ans, dans une ville qui n’est pas plus grosse qu’une petite préfecture, vont se côtoyer dans les mêmes bars, les mêmes restaurants, les mêmes réceptions, des représentants d’à peu près tous les peuples qui, ailleurs, se font la pire des guerres. Des Allemands et des Espagnols donc, mais aussi des Italiens, des Américains, des Britanniques et des Français qui se divisent – au moins jusque fin 1942 – entre vichystes (comme l’est le général Noguès, le résident général français à Rabat) et gaullistes. Le tout à quelques kilomètres d’une Espagne prétendument neutre, face à un détroit qui contrôle l’entrée dans la Méditerranée.
Opérations autour de Gibraltar
Alors oui, bien sûr, dans tous les consulats, toutes les soirées, tous les bars, toutes les ruelles, toutes les alcôves, tous les bureaux d’import-export, ça parle, ça écoute, ça se renseigne. Comment imaginer le contraire ? Les opérations les plus importantes tournent en fait autour de Gibraltar.
A l’été 1940, au moment où le Royaume-Uni semble proche de la défaite, Franco a pensé envahir le Rocher. Il y a renoncé quand les Britanniques ont fait savoir qu’ils occuperaient aussitôt les îles Canaries en représailles. En octobre, il a aussi résisté aux demandes pressantes d’Hitler de s’allier avec lui. Il a juste fini par accepter que des Allemands (puis des Italiens) – le plus souvent sous uniforme espagnol, pour ne pas éveiller les soupçons – installent des postes d’écoute dans les quelques villes d’Andalousie les plus proches des arpents de roche britannique, transformés pendant la durée de la guerre en une gigantesque base du Royaume-Uni. La plupart des informations recueillies, avant d’être envoyées à Berlin ou Rome, sont traitées à Tanger.
On s’y active aussi beaucoup dans l’autre camp. Jusqu’au printemps 1942 (près de six mois après leur entrée en guerre !), les Américains continuent d’entretenir des relations diplomatiques avec Vichy et reconnaissent son autorité sur les possessions du Maghreb. Quand se fait jour l’éventualité de commencer la libération de l’Europe par une opération au nord de l’Afrique, ils comprennent l’importance du grand port marocain du détroit. La vieille légation américaine – un cadeau d’un sultan du début du XIXe siècle à Washington, devenue aujourd’hui un centre culturel – abrite rapidement les bureaux de l’OSS, les tout nouveaux services secrets que vient de créer le président Roosevelt. Il s’agit évidemment de contre-espionner les agents de l’Axe pour comprendre ce qu’ils trament, mais aussi de savoir comment réagiront les diverses populations locales, espagnoles, françaises, indigènes, à l’arrivée prévue de troupes américaines.
On envoie pour chapeauter les opérations un consul chevronné, flanqué, pour adjoint, d’un anthropologue qui a le grand avantage d’avoir étudié les tribus berbères du Rif. Quelques stratèges caressent même l’idée de les armer pour les soulever contre les Espagnols – au cas où ceux-ci sortiraient de leur neutralité pour s’opposer aux Alliés. L’idée est abandonnée rapidement : on se rend compte que pousser les populations indigènes à se battre contre leurs colonisateurs risque de ne guère plaire aux Français…
Un monde où on ne sait jamais à qui se fier
Le grand moment de tension se noue à l’automne 1942, lors du fameux débarquement en Afrique du Nord. Quelques jours avant l’opération, les Anglais proposent à Eisenhower, commandant en chef des forces américaines en Europe, d’installer son quartier général à Gibraltar. Depuis les falaises de Tanger, les Allemands scrutent la côte. Il faut croire qu’il leur arrive d’être myopes. Quand passe, le 7 novembre à 3 heures de l’après-midi, la gigantesque armada qui va bientôt arriver sur les plages d’Algérie, les agents de Berlin sont persuadés qu’il s’agit d’un simple convoi de ravitaillement à destination de Malte…
Dans la ville même, on l’a dit, les activités d’espionnage se passent souvent derrière les murs épais des consulats ou dans les bars et les alcôves – tous les serveurs et toutes les prostituées sont réputés, à tort ou à raison, travailler pour les services d’un camp ou d’un autre. C’est un monde où on ne sait jamais à qui se fier. Dans les premières années de la guerre, un certain Janski, commerçant d’origine tchèque, ne masque pas ses accointances idéologiques. Il a placé l’emblème nazi bien en vue dans la vitrine de son magasin, et ne manque jamais les réceptions données au palais du Mendoub. Quand il est enlevé, emmené à Berlin et fusillé, on comprend qu’il était un agent double recruté par Londres.
Autre figure : l’attaché commercial britannique, qui semble être en panique en 1943. Ruiné par sa vie de débauché, il aurait besoin d’argent et serait prêt à tout pour en obtenir, y compris vendre des secrets militaires à l’ennemi. Approché par l’Abwehr, les renseignements militaires nazis, il cède à prix d’or des documents soi-disant d’une extrême importance détaillant les préparatifs d’un nouveau débarquement allié en Sardaigne. Le traître est en réalité un héros, qui a mené à bien une magnifique manipulation. Les prétendus secrets obtenus par les Allemands sont autant de fausses pistes destinées à les tromper.
A l’occasion, les activités sont spectaculaires. Une nuit de 1943, une des villas où travaillent les nazis est plastiquée par de mystérieux criminels – sans doute des agents britanniques. Quelques mois auparavant, une bombe avait été placée dans la valise diplomatique anglaise arrivant de Gibraltar. Le bateau ayant du retard, l’explosif n’avait pas sauté au consulat mais dans un taxi, tuant une dizaine de personnes.
Plaque tournante de tous les trafics
Au fur et à mesure qu’avance la guerre, Franco, prudent et retors, sent le vent tourner. Il commence par demander à ses amis fascistes et nazis d’arrêter leurs écoutes autour de Gibraltar. Il ne veut pas donner aux Alliés un prétexte pour envahir l’Espagne. Au printemps 1944, il ordonne aux Allemands de quitter Tanger. Avec la fin du conflit, se termine aussi le temps du grand jeu. En 1945, la ville retrouve son improbable statut international. Elle redevient, plus que jamais, la plaque tournante de tous les trafics. Les changeurs d’or font fortune, les banquiers triomphent. Plus cosmopolite que jamais, la cité voit à nouveau passer tous les proscrits, les criminels de guerre en fuite, plus tard les exilés des dictatures communistes. Ils doivent faire attention : l’URSS s’est un peu investie dans l’administration de la ville. Mais il semble que le temps du « nid d’espions » soit révolu.
La vieille cité ne devient pas, comme Vienne ou Berlin un « hub » de la guerre froide. Le seul agent de haut vol que l’on voit passer après-guerre est en vacances. En 1946, Guy Burgess, un des « cinq de Cambridge », ces fameux agents doubles qui travaillaient pour les services britanniques tout en les trahissant au profit des Soviétiques, arrive dans la cité du Rif. Accompagné de sa mère, il vient en Afrique du Nord terminer un voyage d’agrément commencé en Espagne.
Comme toujours, il se laisse aller de façon un peu trop voyante à ses deux passions, les alcools forts et les jeunes hommes. Un soir, ses débordements finissent en esclandre au célèbre Dean’s bar, le rendez-vous de tous les Européens, tenu par Joseph Dean, ancien gigolo et ex-barman du très chic hôtel Minzah. L’éclat donne lieu à une des dépêches les plus surréalistes jamais envoyées par un agent au MI6 de Londres : « Burgess n’aurait pas dû pincer le giton arabe de Dean. Ça a fait un énorme scandale. »
Plus tard, il y aura encore des beuveries, encore des nuits blanches et des réveils sur la plage, encore des intellectuels de tout poil attirés par le haschich ou les garçons, tout ce fracas légendaire si magnifiquement chanté par les Paul Bowles et autres Tangérois de cœur. Mais moins d’agents secrets. En 1956, à l’indépendance du sultanat, le grand port du nord rentre enfin dans le giron marocain et perd le statut qui faisait sa particularité. Il peut devenir une ville de province comme une autre, noyée dans son souvenir et sa légende.
François Reynaert – L’OBS
Les cinq films tournés à Tanger à voir avant de mourir : https://telquel.ma/2017/04/02/les-cinq-films-tournes-tanger-voir-mourir_1541315
super article! je croyais connaitre plutot bien Tanger mais j’ai appris plein de choses
Once upon a time in Tangier … que d’histoires racontées et trop rarement consignées malheureusement